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Henri Loyrette : « Nous revenons à l’idée d’un Louvre universel »

Président-directeur du Louvre

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 8 novembre 2012 - 2647 mots

Mû par la vision d’un musée « universel », le président-directeur de l’institution depuis 2001 revient sur les principaux projets conduits par le Louvre et sur les grands enjeux de demain.

Fabien Simode : L’ouverture des Arts de l’Islam remet au premier plan l’ambition d’universalité du Louvre, musée encyclopédique. Qu’est-ce qu’un musée universel ?
Henri Loyrette : Je distingue le « musée universel » du « musée encyclopédique ». Dès le départ, le Louvre a eu l’ambition d’être un musée universel. Mais il est aussi encyclopédique par le classement de ses collections, telles qu’elles sont organisées depuis le XIXe siècle. Il s’agit d’ailleurs de l’une des complexités de lecture du Louvre, qui est divisé par départements à l’intérieur desquels les œuvres sont de nouveau classées par écoles, par techniques, etc. Je vous renvoie à la phrase de Cézanne : « Le Louvre est le grand livre où l’on apprend à lire. » Quant à la notion d’universalité, qui a été confortée tout au long des XIXe et XXe siècles, elle s’est réduite d’abord chronologiquement, par la force des choses, puisque le Louvre, qui allait jusqu’aux frontières de l’art contemporain avec les reversements de l’ancien Musée du Luxembourg [musée d’art contemporain au XIXe siècle], s’est définitivement arrêté à 1848 avec la création du Musée national d’art moderne et du Musée d’Orsay, puis géographiquement, avec le transfert de la collection du Louvre au Musée Guimet en 1945 et l’inauguration du Musée du quai Branly en 2006. D’une certaine façon, l’universalité du Louvre telle qu’elle était en germe en 1793, ce sont toutes ces collections réunies.

F.S. : Quels sont les périmètres géographique et chronologique couverts par le Louvre ?
H.L. : Aujourd’hui, le périmètre du Louvre va de l’Amérique coloniale d’après les conquêtes aux frontières de l’Inde et de la Chine, avec certaines zones de démarcation « indécises » partagées entre le Louvre, le Quai Branly et Guimet, comme les arts d’Éthiopie ou les objets de l’Inde moghole. La réflexion que je mène est la suivante : comment, à l’intérieur de ce périmètre, remplir les conditions d’universalité ? Or, nous savons que, très tôt, cette vocation a été quelque peu gauchie. Le XIXe siècle lui-même a privilégié certains domaines pour en négliger d’autres. Regardez les collections « modernes » du Louvre : elles s’agrègent autour d’un axe qui va des Pays-Bas à l’Italie, en passant par la Flandre et la France. Mais l’Espagne a longtemps été peu abordée et l’on a oublié le monde anglo-saxon. Il a par exemple fallu attendre la présidence de Michel Laclotte pour voir le Louvre s’intéresser à l’art scandinave, et la mienne pour que soient développés les arts slaves et russes, qui sont pourtant dans la géographie du Musée ! Nous essayons donc, aujourd’hui, de réintroduire à l’intérieur de notre périmètre l’idée du musée universel que l’on avait quelque peu négligée. C’est pourquoi nous avons ouvert un chantier de fouilles au Soudan, pourquoi également nous avons fondé le département des Arts de l’Islam et que nous créerons bientôt un département des Arts de Byzance et de la chrétienté d’Orient.

F.S. : Vous développez aussi la collection d’art américain du Louvre…
H.L. : Nous menons, avec Guillaume Faroult, conservateur du département des Peintures, une politique tournée vers l’Angleterre et l’Amérique. Notre collection d’art américain s’est développée grâce, notamment, aux partenariats que nous avons signés avec les musées américains : le High Museum of Art d’Atlanta, la Terra Foundation et le Crystal Bridges Museum. Récemment, nous n’avions encore que trois peintures américaines au Louvre ; grâce à la donation Forbes, aux Amis américains du Louvre et à l’acquisition d’un tableau de Benjamin West, cet ensemble s’étoffe.

F.S. : Le Louvre prépare l’ouverture, en 2015, du Louvre-Abu Dhabi. Quelle est votre ambition en termes de mondialisation ? Allez-vous ouvrir d’autres Louvre ailleurs ?
H.L. : Ce n’est pas prévu. C’est comme pour le Louvre-Lens : on me demande souvent si nous comptons ouvrir d’autres antennes ailleurs. Ma réponse est non. Abu Dhabi et Lens sont des opérations lourdes à mener ; elles impliquent beaucoup de travail de la part de toutes les forces de cette maison et soulèvent des questions importantes en matière de prêts. S’il faut avoir le sens de la mesure, la pertinence de ces opérations doit être aussi évaluée. Que seront Lens et Abu Dhabi dans cinq et dix ans ? Par ailleurs, il ne s’agit pas pour moi, et cela a sans doute été mal compris, de mener une politique « d’enseigne ». Abu Dhabi n’est pas une antenne du Louvre, mais véritablement la gestation d’un musée national qui acquerra progressivement son autonomie, même si pendant trente ans il portera le nom du Louvre.

F.S. : Combien d’œuvres la France va-t-elle prêter à Abu Dhabi ?
H.L. : Comme prévu dans l’accord intergouvernemental de 2007, l’ensemble des musées français prêtera trois cents œuvres à l’ouverture du Louvre-Abu Dhabi, l’autre moitié des œuvres présentées étant constituée d’acquisitions émiriennes. Mais cet équilibre sera profondément modifié au fur et à mesure que grandira la collection d’Abu Dhabi. Plus l’émirat enrichira ses collections, moins nous prêterons d’œuvres…

F.S. : Le Louvre est-il en mesure de prêter suffisamment d’œuvres à Lens et à Abu Dhabi sans déstabiliser ses propres salles ni vider ses réserves ?
H.L. : Lens et Abu Dhabi ne sont pas l’occasion de désengorger des réserves. Nous allons d’ailleurs prêter des œuvres importantes des collections permanentes. Le Louvre présente en permanence trente-huit mille œuvres et en possède des dizaines de milliers en réserve. Bien sûr, nous étudions avec les directeurs des départements quelles œuvres envoyer sans saigner les collections. Je précise qu’en ce qui concerne le Louvre-Lens, le visiteur qui se rend à Lens se rend au Louvre ! Nous ne faisons aucune différence entre le Louvre à Paris et le Louvre à Lens, contrairement à ce qui a pu parfois être perçu. Depuis sa création en 1793, le Louvre est « le » musée national, dont les collections, les compétences, le savoir-faire sont au service de la nation. Chaptal parlait de la « part sacrée » que le Louvre devait aux musées de régions. C’est l’une de nos vocations.

F.S. : Le Louvre a signé différents partenariats avec l’étranger : Abu Dhabi, la Syrie avant la révolte civile pour aider le pays à constituer son musée… Quel est le rôle diplomatique d’un grand musée comme le Louvre ?
H.L. : Le Louvre est un musée national. Il accompagne donc la politique de la nation. Et cela depuis l’origine. Je ne reviendrai pas sur les conquêtes napoléoniennes, mais les collections françaises sont aussi nées de l’histoire de France. Les premières grandes fouilles ont eu lieu grâce à l’activité des diplomates en Égypte, en Syrie, en Iran… La diplomatie a toujours été dans la tradition du Louvre avec des collaborations plus étroites que d’autres, en particulier avec des pays où l’influence française a été prépondérante. Il est certain que la Syrie du mandat a été plus propice pour le Louvre que le Soudan, qui était une terre britannique. Ces liens ont pris des formes diverses : scientifiques, de coopérations lors de fouilles, de formations, de partenariats de recherches… Maintenant, ces relations prennent une dimension plus importante dans la mesure où les partenariats que nous signons touchent la formation des conservateurs, la création de musées – nous avons créé un musée en Jordanie, à Jerash. Le Louvre travaille au musée de Khartoum, au Musée du Bardo à Tunis. Nous avons également participé à la rénovation, avec l’Aga Khan Trust for Culture, du Musée d’art islamique du Caire… Mais il est vrai que nous vivons des aléas diplomatiques plus exacerbés qu’auparavant.

F.S. : Le ministère de la Culture a revu son budget à la baisse. Dans quelle mesure le Louvre est-il impacté et quelles conséquences cela aura-t-il sur vos projets internes et externes ?
H.L. : La baisse de la subvention est de l’ordre de 2,5 % pour 2013 avec un prélèvement envisagé sur notre fonds de roulement de 36 millions d’euros sur trois ans, ce qui sera, nous l’espérons, revu d’ici là. Pour 2013, la ponction sur ce fonds est en tout cas de l’ordre de 14 millions d’euros. La force d’inertie du Louvre est conséquente, c’est un grand navire qu’il faut manœuvrer lentement. Certains projets sont déjà très engagés. Cela nous oblige à revoir le calendrier des travaux que nous avons lancés, comme, par exemple, le projet Pyramide, qui répond aux problématiques liées à la hausse de la fréquentation. La diminution de la subvention signifie aussi l’abandon du projet de réserves à Cergy-Pontoise, du moins en partie, ce que je regrette vivement. La nécessité de délocaliser les réserves qui sont en zone inondable reste un problème aigu. On ne peut pas mettre en danger les collections nationales. Il faut donc trouver une solution avec le ministère. Enfin, nous devrons certainement – nous avons déjà commencé à le faire – réduire les expositions. Comment faire pour participer à l’effort, qui est légitimement demandé aux institutions dans le contexte actuel de rigueur économique, sans briser l’élan qui a été donné à cette maison depuis que le Grand Louvre existe ? Sachant que le Louvre est aussi source de profits : indépendamment du rayonnement scientifique de la France, un rapport de 2008 a montré que tout euro de subvention dépensé par l’État au Louvre rapportait dix euros.

F.S. : Quel est le budget du Louvre ?
H.L. : Il est de plus de 200 millions d’euros et est constitué, pour le moment, de 50 % de subventions de l’État et de 50 % de ressources propres (billetterie, mécénat…). Cet équilibre va donc changer.

F.S. : Le milliard d’euros récolté par le financement du Louvre-Abu Dhabi pour l’ensemble des musées français, dont 400 millions vont au Louvre, peut-il combler en partie la baisse des subventions ?
H.L. : Pour l’instant, nous sommes dans une situation d’entre-deux. Longtemps j’ai dit qu’il n’y avait pas de désengagement de l’État dans la mesure, et il faut le souligner, où ce dernier a accompagné de manière remarquable le développement des ressources propres et du mécénat du musée. C’est à l’État que nous devons les dispositifs fiscaux incomparables en matière de mécénat qui nous permettent notamment, aujourd’hui, de mener à bien notre politique d’acquisition. Et l’État a montré, aussi, qu’il pouvait soutenir les initiatives des musées en créant, par exemple, des fonds de dotation, qui sont apparus avec Abu Dhabi et dont nous avons été les premiers à être pourvus. Mais en cette période, nous pouvons et nous devons trouver des solutions nouvelles de gouvernance des établissements…

F.S. : Allez-vous devoir supprimer des expositions en 2013 ?
H.L. : Pour l’instant, nous les réduisons. Le Louvre a, pour l’heure, simplement reporté un partenariat qu’il avait avec les musées de Berlin. Ce sera plus difficile, en revanche, en 2013 : certaines expositions seront reportées. Vous savez, dans une maison comme le Louvre, la part du culturel est étonnamment marginale par rapport à l’entretien des lieux. La seule masse salariale est à peine couverte par la subvention de l’État ; 93 % des dépenses du Louvre sont incompressibles : elles concernent la masse salariale ainsi que la maintenance – climatisation, nettoyage… – du palais et du domaine, qui s’étend de Saint-Germain-l’Auxerrois à la place de la Concorde. La part culturelle du Louvre – les expositions, les acquisitions, les publications, l’auditorium… – tient dans les 7 % restants seulement ! Le risque étant que la politique culturelle devienne la variable d’ajustement du budget.

F.S. : Comment allez-vous revoir le planning du réaménagement de la pyramide de Pei, qui est devenu une nécessité compte tenu de la hausse de la fréquentation du musée ?
H.L. : Le projet Pyramide est l’occasion de revoir complètement l’accueil. Le point de départ de notre réflexion a été : comment recevoir correctement neuf millions de visiteurs alors que tout a été conçu pour en accueillir 4,5 millions ? Et comment faire en sorte que les agents, qui œuvrent dans ces espaces où le brouhaha est permanent, travaillent dans de bonnes conditions ? Les vestiaires, les toilettes… tous ces espaces de services sont aujourd’hui insuffisants. Nous avons étendu cette réflexion aux conditions d’accueil des visiteurs. Lorsque la médiation a été conçue dans les années 1980, en effet, elle a été concentrée dans ce que l’on appelle « le camembert », cette zone centrale sous la pyramide où les agents d’accueil et de surveillance diffusent des informations sur le musée qui ne sont absolument pas relayées dans les ailes du Louvre. Cela touche à l’irrigation du bâtiment et à la possibilité de préconiser des parcours pour faire en sorte que le visiteur, une fois les barrières d’accès des départements franchies, ne soit pas livré à lui-même.

F.S. : La gestion des flux des neuf millions de visiteurs du Louvre est aussi une priorité…
H.L. : La fréquentation augmente, mais elle porte majoritairement sur les mêmes espaces. La difficulté pour le Louvre n’est pas de recevoir neuf millions de visiteurs, mais que 80 % d’entre eux se concentrent dans l’aile Denon [où est accrochée La Joconde, ndlr] et une partie de l’aile Sully, alors même que certaines autres zones sont moins fréquentées. Nous essayons de remédier à cela : les bijoux de la Couronne seront présentés dans l’aile Richelieu pour drainer une partie des visiteurs vers cet endroit, et les amener en même temps à découvrir des aspects plus méconnus de nos collections. De même, nos audioguides établissent désormais des parcours qui dirigent les visiteurs vers ces zones moins fréquentées.

F.S. : Comment le public du Louvre a-t-il évolué ces dernières années ?
H.L. : Les publics ont évolué de deux façons. Tout d’abord, nous accueillons un public profondément renouvelé. Aujourd’hui, un visiteur sur deux a moins de 30 ans, ce qui est un phénomène unique au monde. Ensuite, la fréquentation a crû aussi bien pour les visiteurs étrangers que pour les visiteurs nationaux. L’équilibre pour le Louvre, qui est de 65 % d’étrangers et de 35 % de nationaux, n’a pas varié avec la hausse de la fréquentation, ce qui est évidemment remarquable. Le Louvre reçoit donc trois millions de Français, un chiffre considérable puisque ces trois millions de personnes représentent un public plus fidèle que les visiteurs en provenance d’Australie ou du Japon.

F.S. : Les grandes monographies d’artistes sont de plus en plus coûteuses. Quel est l’avenir des grandes expositions comme « Léonard de Vinci » en 2011 ou « Raphaël » actuellement ?
H.L. : J’ai connu une époque, lorsque j’ai commencé ma carrière en 1975, où les expositions étaient quasiment inexistantes. Puis elles se sont peu à peu multipliées de manière considérable. Les thèmes ont évolué. Les expositions que l’on faisait dans les années 1980-1990 – je pense à la grande exposition Degas de 1988 – ne seraient plus possibles avec la même approche aujourd’hui. Désormais, on intègre plus volontiers l’artiste dans son milieu artistique, ce que nous faisons avec Raphaël au Louvre, comme nous l’avons fait précédemment avec Léonard. Regardez Hopper au Grand Palais : des œuvres de Degas, de Marquet… sont également présentées, ce qui peut être contestable dans une rétrospective d’un peintre, mais c’est ainsi. En accrochant des œuvres de Penni et de Romano à côté de celles de Raphaël, il ne s’agit donc pas de contourner la difficulté des prêts, mais d’apporter une autre vision de l’histoire de l’art.

F.S. : Votre mandat se termine en 2013. Êtes-vous candidat à votre propre succession ?
H.L. : Ce n’est pas une question de mandat, mais une question de projets. Quels projets puis-je mener à bien dans les années qui viennent ? Je vous l’ai dit, nous sommes dans une situation qui est un peu un entre-deux, et cela me préoccupe beaucoup. J’ai envie de veiller au grain, de faire en sorte que ce que l’on a porté ne soit pas balayé par les difficultés rencontrées à l’heure actuelle.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°652 du 1 décembre 2012, avec le titre suivant : Henri Loyrette « Nous revenons à l’idée d’un Louvre universel »

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