A double tranchant

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 1 novembre 2004 - 998 mots

Encore une biennale, une de plus consacrée à l’image et la preuve supplémentaire, s’il en fallait une, de la bonne aura de l’art contemporain dans le paysage culturel actuel. L’événement se déroule en deux villes qu’on n’aurait pas réunies d’emblée – Le Havre et Luxembourg –, rassemblées cette année sous le joug de la légèreté, après avoir affiché en 2002 la thématique du bâti et du vivant et celle de la trahison des modèles pour la première édition des Semaines européennes de l’image en 2000.
« Apparemment léger », le titre laisse déjà perplexe tant il est ambigu. On dit souvent des œuvres d’art contemporain qu’elles sont légères, une raillerie qu’on éviterait donc de brandir comme un étendard ou un parti pris, sauf qu’ici la légèreté est comprise par le biais de la densité, de l’apesanteur et la lévitation, des corps flottants, des mouvements poétiques dans l’espace. Durant ces quelques Semaines européennes, la danse, la performance, l’art vidéo et photographique viendront chahuter et mettre en orbite des objets, autant que des corps ou des images. D’envol il sera bien entendu question avec les photographies sautillantes de Sam Taylor-Wood, réalisées l’an dernier pour « Images au Centre » au château de Chambord, avec des personnages propulsés par des trampolines dans l’espace si grandiose voulu par François Ier. En grands formats, leurs corps sont comme suspendus, sans crainte de la chute, sans élan non plus, hors du temps mais saisis par le seul temps photographique. Anne Gardimer fait aussi « sauter » ses modèles tout comme Bernard Guillot ; François-Xavier Courrèges organise quant à lui la chute lente mais irrémédiable d’un personnage sombre et solitaire sur fond de musique tendue, épaisse. Entre l’envol et l’atterrissage parfois brutal, le corps part dans une chorégraphie involontaire mais follement gracieuse comme celle saisie par Manuela Marques. Difficile alors de parler de tous les participants de l’exposition phare des Semaines au musée Malraux (Urs Lüthi, Corinne Mercadier, Vik Muniz, Tina Merandon, Adam Fuss), celle qui synthétise le mieux le volet corporel de la thématique, propositions d’un corps en mouvement aux limites du surnaturel, d’un corps abandonné. Un même souci de légèreté traverse l’école d’art du Havre mais pas pour les mêmes raisons. Ici, les artistes sélectionnés assument parfaitement le côté « creux » de leur travail, la « nullité » dont ils ont fait une spécialité, en tout cas pour Stéphanie Viallès et Julien Prévieux. La première a fait du magazine de romans-photos Nous Deux, sa référence iconographique où elle puise les situations stéréotypées qu’elle peint dans un style néonaïf, style qui signe son grand retour en peinture. Mais les poses ultra codifiées et nettement surjouées par les personnages, deviennent ici problématiques en l’absence du texte, voyant leur qualité pragmatique soulignée par un jeu de cache-cache finalement moins nul qu’il n’y paraît (si on suit bien le raisonnement du festival). D’ailleurs, on pourrait se faire la même réflexion à propos de Julien Prévieux, spécialiste du sabordage, qui a répondu à de nombreuses propositions d’emploi publiées dans la presse, par des lettres de non-motivation hilarantes et cruelles. Derrière l’humour potache un tantinet provoc’ facile, se cache un monde bien plus profond et plus substantiel. Eh oui, même sous les effets spéciaux à un euro dont il a truffé maladroitement le dernier James Bond, se tapit un coup de poing, un regard féroce dépourvu de gratuité/légèreté. On se demande juste ce qu’il fait aux côtés de Martine Aballéa quand on l’aurait davantage associé au diaporama de Philippe Mairesse, fondateur de l’agence photographique Grore Images spécialisée dans la photographie trouvée, le Photomaton raté, le tirage non facturé, le souvenir trop douloureux oublié. Le qualitatif de léger dissimule véritablement des richesses, voilà ce que semble donc nous dire le titre en embuscade de cette manifestation.
Du léger au poétique, la Suissesse Zilla Leutenegger prend ses quartiers à la consigne de la gare du Havre avec une vidéo dessinée, Oh mein papa, ballet étrange et hallucinant d’engins de chantier. Le « héros » est une tracto-pelle répondant au doux nom de Liebherr (mon chéri), dont le bras articulé vient saisir avec douceur le corps endormi de Zilla, entre petite fille en sécurité dans les bras du père et héroïne à la King Kong, révélatrice d’une autre idée du transport amoureux. La douceur de l’acier pour évoquer les moments magiques de l’enfance et ses ambiguïtés, agitées par le traitement complexe imposé à l’image dans cette pièce suspendue de Leutenegger, sont étrangement associées aux scarifications de Daniele Buetti. Des images chocs, issues de la publicité ou de la mode, dont les visages et les corps lisses sont attaqués, burinés par l’artiste, dans un geste presque enfantin d’apposition d’une identité, de dérèglement de ces figures normées. Buetti redonne ainsi avec cette technique de surface, leur poids aux images instillées chaque jour au lecteur, au passant, à son insu. Le va-et-vient est constant dans ces Semaines de l’image, entre légèreté et poids, entre plume et plomb, l’une n’allant jamais sans l’autre, du Havre à Luxembourg. Point d’orgue et peut-être même emblème de la manifestation, les images iconiques de Philippe Ramette, rassemblées à la chapelle luxembourgeoise du Rahm en contrepoint des saynètes oniriques d’Édouard Levé. Tout en raideur, le héros malgré lui qu’est devenu Ramette en son inénarrable costume du dimanche gravit les montagnes, supporte le monde grâce à des prothèses, flotte sans mal et sans trucage (ou presque) dans un univers qu’il rend irrationnel. Dans ses dernières élucubrations, c’est sans peine apparente qu’il marche le long d’un d’arbre, bouleversant les lois de la pesanteur en prenant de la hauteur, avec une facilité toute feinte. La légèreté a finalement des airs bien trompeurs.

« Apparemment léger, Semaines européennes de l’image », LE HAVRE (76) et à Luxembourg jusqu’au 30 novembre sauf à l’école d’art du Havre, 65 rue Demidoff, jusqu’au 20 novembre et au musée Malraux, 2 bd Clemenceau, jusqu’au 10 janvier. Renseignements au Havre au 02 35 53 30 31, à Luxembourg (00352) 45 46 19. À l’occasion de l’exposition, un catalogue est publié.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°563 du 1 novembre 2004, avec le titre suivant : A double tranchant

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