Art moderne

Des animaux se rencontrent de Paul Klee 

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 20 décembre 2021 - 1132 mots

D’où vient cette étonnante arche de Noé ? Du fond des âges ou d’un artiste absolument moderne ? L’exposition « Paul Klee, entre-mondes », au Lam, explore la façon dont les dessins d’enfants, les arts préhistorique, extra- occidental et « des fous » ont permis à Klee de repenser son art.

Des animaux se rencontrent, comme sur la paroi d’une grotte ou comme sur le dessin d’un enfant. Un nez allongé laisse penser à la trompe d’un éléphant – ou d’une éléphante, si on considère le fœtus que l’animal porte dans son ventre –, une oreille pointue à un fauve ou un renard… Quand Paul Klee peint cette toile, il a 59 ans, il est malade et il ne lui reste que deux années à vivre. Avec ses lignes qui donnent à voir des formes animales en les réduisant à ce qui leur est essentiel, ses couleurs qui semblent avoir traversé les siècles comme des objets antédiluviens, le peintre nous raconte en filigrane ce que fut sa quête artistique : une recherche de la source même du geste créatif et des « origines de l’art ». L’exposition « Paul Klee, entre-mondes », au LaM à Villeneuve-d’Ascq, en partenariat avec le Zentrum Paul Klee de Berne, en témoigne.

Comme de nombreux artistes d’avant-garde, Paul Klee recherche de nouvelles forces d’expression picturale. En 1902, son voyage en Italie ne répond guère à ses attentes : « J’aimerais être comme nouvellement né, ne rien connaître de l’Europe, absolument rien. Ignorer les écrivains et les modes, être quasiment primitif », note-t-il dans son journal. Mais pas question de s’arrêter là. À Munich, qui devient son port d’attache jusqu’à la guerre, il se lie avec Vassily Kandinsky et les membres du Cavalier bleu, qui s’intéressent, entre autres, à l’art populaire et aux dessins d’enfants. Celui qui se passionnera pour les arts d’Afrique et d’Océanie n’aura de cesse de chercher des formes nouvelles et un geste affranchi des carcans de la raison et des canons occidentaux.

En 1922, le psychiatre et historien de l’art Hans Prinzhorn publie les Expressions de la folie, où il commente des œuvres asilaires, qu’il compare à des dessins d’enfants, mais aussi l’art populaire et à l’art médiumnique. « Paul Klee en conserve un exemplaire dans sa bibliothèque, et sans doute assiste-t-il à la conférence que Hans Prinzhorn donne au Bauhaus, où Klee enseigne depuis fin 1920 », relève Sébastien Delot, directeur du Lam et co-commissaire de cette exposition. Paul Klee paiera cependant ses recherches picturales au prix fort : considéré par l’Allemagne nazie comme un artiste « dégénéré », il est exposé comme tel à Munich en 1937, et pas moins de 17 œuvres sont confisquées aux musées allemands trois ans avant sa mort.

Inspirations hiéroglyphiques

Est-ce une forme stylisée, un signe, la lettre d’un alphabet mystérieux ? Difficile à dire. Sans doute ces quelques traits évoquent-ils cependant les hiéroglypes égyptiens. Après son voyage de jeunesse en Italie, dans la tradition du Grand Tour qui constitue depuis le XVIIe siècle une étape essentielle dans la formation des artistes, Paul Klee sent qu’il faut renouveler les canons de l’art hérités de la Renaissance. Un voyage en Tunisie, en 1914, et un autre en Égypte, en 1928-1929, où il découvre avec émerveillement les hiéroglyphes, l’aiguillent dans une quête des origines de l’art, qui le conduit à s’intéresser aux cultures extra-occidentales – en témoignent les nombreuses publications sur l’« art du monde » qu’il a gardées dans sa bibliothèque. Pas question cependant de se contenter de copier des signes et des motifs existant dans les cultures extra-européennes. Les hiéroglyphes infusent mystérieusement son univers pictural, par des formes géométrisées évoquant l’art égyptien, affranchies de la perspective héritée de la Renaissance.

Comme un dessin d’enfant

Un fœtus dans le ventre d’un animal qui ressemble à un éléphant ? S’il peint ce tableau à la fin de sa vie, Paul Klee semble représenter dans ce détail une vision enfantine, qui donne à contempler ce qui est invisible aux yeux. De fait, Paul Klee s’intéresse aux dessins d’enfants dès ses débuts artistiques. En 1902, âgé de 23 ans, il peine à trouver sa voie. L’Académie des beaux-arts de Munich l’a déçu, et son voyage de formation en Italie n’a pas répondu à son besoin de renouveau. À la recherche de lui-même, il retourne dans la maison paternelle. Il y redécouvre ses propres dessins d’enfant, « exécutés avec un regard ingénu et beaucoup de style ». En eux, écrit-il à sa future épouse, il voit ce qu’il y a « de plus important jusque-là, les Italiens et les Hollandais mis à part ». Si Klee souligne une différence essentielle entre son art et le geste spontané des enfants, une voie de représentation nouvelle s’est ouverte à lui.

L’art pariétal ou la force de la ligne

En 1937, un an avant cette peinture, le MoMA de New York met des œuvres de Klee en regard de l’exposition « Prehistoric Rock Pictures in Europe and Africa », où sont présentées des photographies et des copies à l’aquarelle de peintures rupestres préhistoriques produites à l’échelle 1. Pour Paul Klee, une ligne suffit pour signifier un animal, un visage. C’est ce pouvoir de la ligne qui, sans doute, frappe Paul Klee dans l’art préhistorique. « Tenons-nous-en provisoirement au moyen le plus primitif, à la ligne. Dans la préhistoire des peuples où l’écrit et le dessin coïncident encore, c’est elle l’élément donné », écrit-il en 1921. Ses visites des sites mégalithiques en Bretagne et les ouvrages de sa bibliothèque témoignent de son intérêt pour les débuts de l’art, à une époque où les bouleversements liés à la révolution industrielle, les horreurs de la Première Guerre mondiale, l’effondrement des empires qu’on croyait inébranlables éveillent un désir de retour aux origines. L’archéologie préhistorique, qui se développe depuis quelques décennies, passionne les artistes.

La technique

« La couleur et moi sommes un. Je suis peintre », écrivait Paul Klee en 1914. Son séjour en Tunisie lui apportait alors la révélation de la lumière et de sa vocation artistique. Il s’oriente dès lors vers une peinture plus abstraite. Ici, l’artiste utilise une technique qu’il développe dans les années 1930, celle de la couleur à la colle. « Il s’agit d’une peinture épaisse, obtenue par le mélange des pigments avec de la colle d’amidon », explique Jeanne-Bathilde Lacourt, conservatrice en charge de l’art moderne au LaM et co-commissaire de l’exposition. Dans certaines œuvres, il met à profit cette matière pâteuse pour y graver des lignes, comme sur des reliefs préhistoriques. Ici cependant, la matière est plutôt sèche : Klee répartit la couleur entre les lignes, délimitant d’étranges animaux hybrides.

 

1879
Naissance à Münchenbuchsee, près de Berne (Suisse)
1901-1902
Séjour en Italie. L’art classique déclenche chez lui une « grande perplexité »
1914
Voyage en Tunisie, où il découvre la puissance de la couleur
1920
Professeur au Bauhaus (Weimar)
1922
Assiste probablement à la conférence de Prinzhorn autour de « l’ art des fous »
1940
Décès à Muralto, près de Locarno (Suisse)
« Paul Klee, entre-mondes »,
jusqu’au 27 février 2022. Lam, 1, allée du Musée, Villeneuve-d’Ascq (59). Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h. Tarifs : 10 et 7 €. Commissaires : Fabienne Eggelhöfer, Sébastien Delot, Jeanne-Bathilde Lacourt,Grégoire Prangé et Livia Wermuth. www.musee-lam.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°750 du 1 janvier 2022, avec le titre suivant : Array

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