David Teniers, peintre de la vie quotidienne

L'ŒIL

Le 1 janvier 2006 - 1036 mots

Margret Klinge et Dietmar Lüdke, commissaires de l’exposition, présentent 140 œuvres de Teniers et de ses inspirateurs. Dietmar Lüdke nous livre certains secrets de fabrication du maître.

 Le nom de Teniers est associé à une sorte de virtuosité débonnaire. On parlait des « après-dîners de Teniers », pour désigner ces œuvres agrestes, peintes en une après-midi…
En effet, les histoires ne manquent pas à ce sujet. Je rappellerai celle-ci : en 1651, alors qu’il est le peintre attitré de l’archiduc Léopold-Guillaume, gouverneur des Pays-Bas espagnols, et le directeur de son immense collection de peintures, il entreprend d’en réaliser un catalogue illustré, premier du genre en Europe.
Afin de faciliter la gravure des tableaux, il réalise lui-même, au format réduit, la copie de quelque 240 chefs-d’œuvre... soit un effort unique dans l’histoire de l’art. C’était là un travail accessoire. De sa propre inspiration, David Teniers a laissé une œuvre abondante, constituée d’un bon millier de peintures, exécutées pour certaines en quelques heures…

Peut-on dire de cette virtuosité qu’elle confinait à la facilité ?
Non, cette virtuosité n’était pas de la facilité. David Teniers a exprimé, très tôt, un style propre, qu’il a développé avec beaucoup de constance et de méthode. Ses débuts, par exemple, sont influencés par Adriaen Brouwer, un grand peintre doublé d’un grand buveur. Ensemble, ils fréquentent les tavernes d’Anvers et des environs, dont ils rapportent une collection (peinte) de joueurs, fumeurs, bagarreurs et bambocheurs…
Même dans cette première période, placée sous la tumultueuse tutelle de Brouwer, il est facile de reconnaître, chez David Teniers, un style autonome, une grande force interne.

Comment caractériser ce style ?
Dans la grande tradition anversoise, celle des Francken, des Bruegel, de Sébastien Vrancx, David Teniers a peint, majoritairement, des scènes de la vie quotidienne : intérieurs bourgeois, estaminets, tabagies, et par la suite, en plein air, des fêtes paysannes, mariages, kermesses, et tous les travaux de la vie rurale… Il les a peints de sa touche légère et sûre, apte à rendre exactement la consistance d’une matière, la carnation d’un visage, et sur ces matières le jeu des lumières, avec des couleurs d’une grande subtilité.
Il a renouvelé le genre, aussi, par un art de la composition très poussé, qui lui permettait de fondre une multitude de personnages et d’objets dans un ensemble harmonieux, oublieux de la prouesse technique, et respirant la bonne humeur, le naturel.

Ses œuvres, en effet, semblent parfaitement équilibrées, comme s’il y avait là-dessous quelque nombre d’or pictural…
David Teniers était d’une grande économie. Il détenait une formule de base, dont il produisait des variations, sans jamais se répéter. La plupart de ses œuvres sont ainsi construites en deux plans, qui se complètent et se reflètent. Si vous regardez, par exemple, L’Ardoise, vous voyez, au premier plan, des hommes en train de faire leurs comptes et, au second plan, d’autres qui sont réunis autour d’une cheminée. Les deux plans sont souvent éclairés par des lumières différentes, naturelle ou artificielle, Teniers étant d’une habileté démoniaque à fondre, dans une même pièce, non pas un, mais plusieurs clairs-obscurs.
Dans ses œuvres figure aussi très souvent, comme un reposoir pour l’œil, entre les deux plans, ou comme un contrepoint à la vie de ses personnages, une nature morte (ici réduite à un tabouret, des pots, un chaudron). David Teniers eût été un admirable peintre de nature morte. Il en a fait un élément d’équilibre de ses compositions.

Il n’y a pas que le petit peuple dans les tableaux de Teniers. Les nobliaux, les aristocrates y font peu à peu leur entrée.
Ils apparaissent à mesure de l’ascension sociale du peintre, marquée par trois grandes étapes : en 1637, son mariage avec Anna Bruegel, fille richement dotée du peintre Jan Bruegel, et pupille de
Rubens, qui fait de lui un notable anversois ; en 1651, sa nomination, comme peintre attitré et chambellan du gouverneur des Pays-Bas espagnols, l’archiduc Léopold-Guillaume ; en 1656, quelques mois après la mort d’Anna Bruegel, son remariage avec Isabelle de Froen, qui l’ancre dans la haute bourgeoisie brabançonne.
Suivant cette ascension, il paraît dans ses œuvres, en suzerain galamment costumé, discutant sans manière avec des paysans du coin, ou s’invitant à une de leurs kermesses, lesquelles prennent une teinte plus claire, comme égayée de sa fortune sociale. Par ailleurs son rattachement au gouverneur des Pays-Bas espagnols lui fait côtoyer la haute noblesse européenne, dont il réalise des portraits, représente les faits d’armes ou les cérémonies. Mais jamais, dans ces commandes officielles, il ne perd sa touche de bonhomie populaire.

La représentation de sujets religieux était, au XVIIe siècle, un devoir, plus encore en temps de guerre contre les protestants des Pays-Bas du Nord. Or il ne semble pas que David Teniers ait sacrifié à cette obligation.
La religion est présente, chez lui, mais de manière originale, et même d’une façon assez drôle : en arrière-plan, comme un vague remords de la vie quotidienne, quelque chose dont on s’occupe au même titre que ses menus travaux ou divertissements ménagers. Il y a là un renversement de la perspective, un peu comme si Jésus servait de toile de fond à l’importante partie de dés qui passionne les soldats, au pied de la croix.
Si nous regardons le tableau Corps de garde et libération de saint Pierre, nous nous apercevons que la nature morte (les pièces d’armure) et les gardes en train de jouer aux dés occupent les premiers plans, tandis que saint Pierre et son ange sont relégués tout au fond. Ils peuvent bien s’envoler, ça ne devrait guère troubler la partie de jeu des soldats...
C’est à la fois conforme au goût de Teniers, porté sur la vie de tous les jours, et à son érudition, qui reprend ici une façon de faire propre aux maniéristes du XVIe siècle.

Biographie

1610 Naissance à Anvers de David Teniers. v. 1632/1633 Devient maître de la guilde de Saint-Luc : il est reconnu par le reste de la corporation en tant que peintre. 1637 Il épouse Anna Bruegel, la fille du peintre Jan Bruegel. Son témoin de mariage n’est autre que Pieter Pauwel Rubens. 1648 La Fête villageoise, œuvre phare de l’exposition. 1651 Nommé peintre de cour de Léopold-Guillaume, il s’installe à Bruxelles. 1664 Il participe à la création de l‘Académie des beaux-arts d’Anvers. 1690 Décès à Bruxelles.

Autour de l’exposition

Informations pratiques L’exposition « David Teniers le Jeune (1610-1690) : Vie quotidienne et joie de vivre en Flandre » dévoile 140 œuvres de musées européens et américains et a lieu jusqu’au 19 février du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs : 8 € et 6 €. Staatliche Kunsthalle Karlsruhe, Hans-Thoma-Strasse 2-6 (centre ville, près du château), Karlsruhe, tél. 49 721 926/ 35 75, www.teniers.de ou www.kunsthalle-karlsruhe.de

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°576 du 1 janvier 2006, avec le titre suivant : David Teniers, peintre de la vie quotidienne

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