Christian Boltanski, la réapparition

L’artiste présente, dans un cheminement, ses dernières années à Paris

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 5 juin 1998 - 937 mots

Christian Boltanski n’avait pas montré son travail dans une institution parisienne depuis plus de dix ans. Dans cet entretien, il s’exprime sur la conception même de son exposition, sur le rôle de l’artiste qui \"met en lumière\", tout en assurant qu’il ne se considère pas spécialement comme \"contemporain\".

Pourquoi avez-vous organisé l’exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris comme un parcours, un cheminement ?
Généralement, quand je fais une exposition, je m’intéresse à ce qu’il y ait un début et une fin. Les arts plastiques, à la différence du théâtre, du roman ou du film, n’ont pas de notion de temporalité. Un tableau peut se regarder pendant trois minutes ou pendant quatre heures mais, en tout cas, il se donne d’un seul coup. Dans les autres arts, comme la musique, les œuvres ont un début et une fin. Tout en sachant que l’on ne peut pas réellement le faire dans les arts plastiques, je cherche à introduire une notion de cheminement, l’idée d’un temps, comme dans une symphonie.

Ce parcours est-il lié à une idée d’œuvre d’art total ?
Effectivement, à la fin, il n’y a plus qu’une seule œuvre. Je cherche toujours une vision globale de l’exposition, même si les pièces sont de périodes très différentes. En fait, ici, elles s’échelonnent sur une durée de cinq ans. Quelquefois, quand je fais de vraies rétrospectives, qui comprennent des créations de périodes extrêmement différentes, j’essaie qu’à la fin, il n’y ait qu’une seule œuvre, qu’il n’existe plus de chronologie. Je peux me servir d’une pièce dont j’ai besoin à la fin du parcours alors qu’elle date de mes débuts. Je tâche de constituer un objet qui soit unique.

Pourquoi avez-vous plongé l’exposition dans cette pénombre ?
Je cherche à faire ressentir de l’émotion. Si vous allez au théâtre, par exemple, à part certaines mises en scène naturellement, les lumières sont éteintes dans la salle. C’est une manière de fixer l’attention.

Pourquoi avez-vous titré certaines œuvres en allemand ?
Pour différentes raisons, notamment pratiques. Les livres sont des rééditions d’ouvrages qui ont été réalisés en Allemagne. J’en ai gardé les titres originaux. Je m’intéresse souvent à l’Allemagne, c’est un pays qui est proche de moi. La langue allemande permet des choses que le français ne permet pas. Ainsi, il n’existe pas de véritable traduction de Menschlich en français. C’est “humain”, mais c’est aussi entre “humain” et “humanité”. Les mots allemands sont des mots à tiroir. J’aime bien les mots allemands, qui sont plus complexes, qui ont plusieurs sens possibles, et l’Allemagne est un pays central dans tous les sens du terme.

La mort, la disparition sont des concepts omniprésents dans votre travail. Pour vous, faire de l’art est un acte de survie ?
Tout créateur, sans doute, a très vaguement, surtout au début, l’idée qu’il pourra survivre grâce à son art, mais pas spécialement chez moi. Je crée des œuvres qui sont des règles de jeu et qui peuvent être appliquées par d’autres gens sans que je sois là. La notion de “toucher” est peu présente dans mon travail. On peut dire que chez Van Gogh, il y a cette notion d’objet sacré, touché par le saint ou par l’artiste. Dans mon travail, c’est moins évident. J’ai utilisé depuis le début des objets trouvés. L’album de la famille D., qui date de 1971, est un album de photos de famille. Tout le monde pourrait faire la même pièce puisque je n’y ai pas touché. Mon travail parle effectivement de l’idée de relique mais, en même temps, il contient peu de reliques, personnelles j’entends.

Votre art apparaît de plus en plus engagé.
Je ne fais pas de l’art sur l’art. En cela, c’est engagé, mais pas directement politiquement. Mon art veut parler de sujets communs et collectifs. Je parle peu de l’art – par exemple quand j’emploie une forme –, par rapport à l’histoire de l’art. Je désire avant tout un lien avec la vie. Dans mon premier petit livre, en 1972 – 10 portraits photographiques de Christian Boltanski, 1946-1964 –, il s’agit de dix d’enfants différents, ce qui veut dire que C.B. n’existe pas. Effectivement, aujourd’hui, je ne parle plus de moi, ou alors de moi parmi les autres. Je crois qu’une grande partie de l’art est toujours le passage de l’individu au collectif. Si on peut lire une autobiographie, c’est parce qu’elle ne parle pas de celui qui l’a écrite, mais de celui qui la lit. Si on peut lire Proust, c’est parce que l’on se reconnaît dans tout ce qu’il dit, parce que l’on a été jaloux, parce que l’on a attendu sa mère le soir. À chaque fois, on se dit “c’est moi”. En réalité, il y a constamment des passages entre le personnel et le collectif. On ne peut d’ailleurs transmettre absolument que ce que l’autre sait déjà. Si je vous dit “j’ai mal à la tête”, vous le comprenez parce que vous avez déjà eu mal à la tête. Sinon, il n’y a pas de communication possible. L’artiste met en lumière, souligne quelque chose qui est déjà dans l’esprit de chacun. Les sujets qui m’intéressent sont intemporels. Il existe extrêmement peu de sujets en art, et presque tous les artistes travaillent sur les mêmes, qui sont anciens : la philosophie, l’attitude humaine, la recherche de Dieu, l’appréhension devant la mort, l’amour et le sexe. En fait, je ne suis pas un artiste spécialement contemporain. Je me rattache plutôt à une tradition.

CHRISTIAN BOLTANSKI, DER­NIÈRES ANNÉES, jusqu’au 4 octobre, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11 av. du Président-Wilson, 75116 Paris, tél. 01 53 67 40 00. Édition de Kaddish, 1140 p., 245 F.

Un parcours ténébreux

L’exposition de Christian Boltanski au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, plongée dans une relative obscurité, est conçue comme un parcours rythmé par des pièces qui jouent toutes sur l’idée de disparition. La première salle accueille Menschlich (1994), un ensemble impressionnant de mille cinq cents portraits photographiques en noir et blanc d’hommes, de femmes et d’enfants anonymes. Après un étroit passage arrondi constitué par Les Registres du Grand Hornu, une installation de boîtes métalliques souvent rouillées, le visiteur découvre, dans une atmosphère d’hôpital, les Lits (1998), les Images Noires (1996) et les Portants (1996). Au sous-sol, sont présentés La Réserve du Musée des Enfants (1989), un entassement d’habits d’enfants, et Perdus (1998), cinq mille objets trouvés qui font référence à la fonction de réserve qui est celle des sous-sols d’un musée. En parallèle à l’exposition, des panneaux Dauphin accueillent des portraits issus de Menschlich.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°62 du 5 juin 1998, avec le titre suivant : Christian Boltanski, la réapparition

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