Art ancien

À chacun « son » Rembrandt

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 23 juillet 2007 - 1042 mots

Depuis plus de deux siècles, la place de la judaïté dans l’œuvre du peintre est sujette à polémique. Certains discernent chez lui des affinités électives, d’autres la volonté de tendre à l’universalité…

« Rembrandt le juif »… C’est sous ce titre volontiers provocateur qu’une exposition hollandaise s’est employée tout récemment à démonter le mythe d’un Rembrandt philosémite peuplant ses toiles d’une multitude de personnages juifs — rabbins, nobles vieillards, savants, érudits — traduisant sa fascination et son admiration pour le peuple élu. Loin d’être des portraits typés, ces compositions
ne seraient, en fait, que des figures de fantaisie, des têtes d’expression…

Il est vrai que nombre de critiques et d’historiens de l’art s’étaient complu, depuis plus de deux siècles, à entretenir ce cliché romantique : celle d’un peintre éprouvant une réelle empathie envers ses voisins juifs au point de nouer des relations privilégiées avec eux et de les ériger en modèles absolus… Entre ces deux options radicalement opposées, l’exposition de Paris adopte une position médiane, préférant rappeler les données factuelles, tout en analysant le terreau propice à la rencontre de Rembrandt avec la culture juive…

Les juifs dans la production du maître… un tableau nuancé !
Ainsi, comme le rappellent Laurence Sigal-Klagsbald et Alexis Merle du Bourg, les commissaires de l’exposition, le peintre habitait, en effet, le quartier chic d’Amsterdam et côtoyait les pinto, ces marchands opulents d’origine portugaise dont les maisons comptaient parmi les plus cossues de la cité marchande.

La fine fleur de la communauté juive connaissait probablement son œuvre, voire la collectionnait. Elle fréquentait les mêmes théâtres, se piquait elle aussi de littérature… Le rôle d’un Alfonso Lopez, marchand d’art acquérant à prix d’or des Raphaël, des Titien et les faisant graver pour mieux les diffuser, est à cet égard révélateur du degré d’acculturation de certains membres de la communauté juive.
Il convient, néanmoins, de nuancer ce tableau. Si les séfarades semblent avoir prospéré rapidement, il n’en était pas de même pour la communauté ashkénaze ayant fui les horreurs de la guerre de Trente ans et les massacres perpétrés par les cosaques. Ce sont précisément ces pauvres hères en haillons que de trop zélés critiques d’art ont cru reconnaître dans les figures de vieillards vêtus de longs manteaux qui émaillent la production rembranesque…

On aurait tort, cependant, de penser que les voisins juifs du peintre lui fournirent un quelconque motif exotique. Comme tout citoyen soucieux de respectabilité, ces derniers arboraient chapeaux et manteaux noirs assortis de cols blancs. Quant à la figure du vieillard loqueteux citée plus haut, elle serait née plus vraisemblablement sous l’influence des gravures de Jacques Callot, et non d’une quelconque observation sur le vif !

C’est donc avec infiniment de prudence qu’il convient de décrypter ces images, dont on peut se demander si elles ne traduisent pas plutôt, dans l’œuvre du peintre, la quête d’un Orient biblique, éloigné tant sur le plan géographique que temporel. On sait par ailleurs que Rembrandt puisait une grande part de son inspiration dans le monde du théâtre et possédait un riche cabinet de curiosités, reflet de son attirance pour l’étrange et l’ailleurs. Parmi les sources susceptibles d’avoir nourri cette transcription d’un Orient de l’époque du Christ, on songe ainsi à la représentation des Turcs telle qu’elle était véhiculée dès le xviie siècle et, davantage encore, à l’Inde des Moghols…

Rembrandt, peintre philosémite ou artiste universel ?
Peu à peu, cependant, les premiers « catalographes » de l’œuvre du maître, puis les historiens de l’art vont grossir exagérément les « affinités électives » de Rembrandt avec la communauté juive. Dès le milieu du xviiie siècle, le célèbre marchand d’art Edmé-François Gersaint ne manque pas de mentionner le portrait d’Ephraïm Bueno dont il décrit le visage « orné d’une barbe à la juive », tandis qu’il s’attache à déceler dans l’œuvre du maître maintes figures masculines ou féminines manifestement « juives » elles aussi.
Près d’un siècle plus tard, le galeriste anglais John Smith franchit encore un pas supplémentaire en judaïsant par dizaines des portraits qu’il qualifie — non sans malveillance — de « marchands » ou de « rabbins ». Le fantasme atteindra son apogée lorsque, par certains raccourcis hasardeux et autres clichés accolés à la figure de l’artiste, l’on ira jusqu’à prêter à Rembrandt des origines juives.
Caractéristique de ce climat ambivalent, l’historien de l’art Charles Blanc défend, quant à lui, l’idée que le peintre a entrepris de représenter l’humanité dans son essence à travers le peuple juif. Le brillant Erwin Panofsky enfonce encore le clou en affirmant que Rembrandt aurait atteint à l’universalisme en s’appuyant sur la singularité du peuple juif…

Décidément protéiforme, la critique d’art opposera à cette vision d’un peintre philosémite et généreux l’image d’un artiste éducateur, expression même de la germanité. Sous la plume d’un certain Julius Langbehn, Rembrandt devient un héros aryen, modèle pour la régénération d’un peuple allemand en décadence !

Aux antipodes de ces lectures qui traduisent bien les errances et les renversements de doctrines dont l’histoire et l’histoire de l’art sont coutumières, les commissaires de l’exposition parisienne opposent la prudence scientifique et l’érudition. Tout en se livrant à l’indispensable examen des sources scripturaires et picturales de Rembrandt, ils soulignent d’une bien belle façon l’étonnante convergence qui règne alors entre le monde juif et le monde chrétien réformé dans leur souci de redéfinir l’interdit
religieux pesant sur la représentation.

Ironie du sort, si les théories de Calvin conditionnèrent le regard en condamnant l’idolâtrie, jamais une telle prolifération d’images ne vit le jour en ce siècle d’or hollandais ! En témoignent les compositions dramatiques de Rembrandt, telle sa théâtrale Disgrâce d’Aman, prêtée exceptionnellement par le musée de l’Ermitage. Comptant parmi les plus émouvantes figures de la tradition juive, la reine Esther y est perçue par la jeune nation hollandaise en véritable héroïne patriotique. Comme si juifs et chrétiens pouvaient enfin se retrouver autour d’un même récit…

Repères

1579 Formation de la République des Provinces-Unies qui adoptent la Réforme.

1595 Début supposé de la présence juive à Amsterdam.

1603 La ville autorise les commerçants juifs espagnols et portugais à pratiquer leur culte en privé.

1606 Naissance à Leyde de Rembrandt.

1620 Fuyant la guerre de Trente ans, des juifs Allemands s’installent dans la cité.

1632 Naissance à Amsterdam de Spinoza, fils d’un marchand juif d’origine portugaise.

1648-1655 Arrivée des juifs de Pologne et de Lituanie. 1669 Rembrandt meurt.

1675 Inauguration de la synagogue portugaise de la communauté Talmud Torah.

Autour de l’exposition

Informations pratiques « Rembrandt et la Nouvelle Jérusalem », jusqu’au 1er juillet 2007.
Commissariat : Laurence Sigal-Klagsbald.
Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, Hôtel de Saint-Aignan, 71, rue du Temple, Paris IIIe. Métro : Rambuteau ou Hôtel-de-Ville. Ouvert du lundi au vendredi de 11 h à 18 h, le dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs : 9,50 € et 7 €, tél. 01 53 01 86 60, www.mahj.org

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°592 du 1 juin 2007, avec le titre suivant : À chacun « son » Rembrandt

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque