C’est la révolution !

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 1 septembre 2005 - 1111 mots

Le Musée national d’art moderne niché au sein du Centre Pompidou offre pour la première fois une présentation
thématique de ses collections dites permanentes. Intitulée « Big Bang », elle permet de dynamiser cet exercice imposé sans pour autant se contenter de faire du neuf pour faire neuf. Orchestré autour de la combinaison création/ destruction, l’accrochage entend décomplexer le visiteur en lui offrant une approche transversale.

Détruire, remettre en question, provoquer. Des verbes pour des attitudes qui jalonnent, ponctuent, accélèrent l’histoire des arts du xxe siècle. Des actes, des attitudes, des modes opératoires comme autant d’électrochocs qui n’ont eu de cesse en un siècle de secouer le spectateur, le bourgeois, le théoricien, l’artiste, le musée aussi. Des secousses que l’histoire avait transformées en ruptures, générant une progression en dents de scie plutôt agressive et mouvante. Le néophyte devait jusqu’à présent développer des trésors de patience dans les méandres de ses revirements et avaler une quantité d’informations écrites jusqu’à l’indigestion. « Big Bang » lui épargne de telles épreuves. L’exposition montre comment depuis l’amorce du cubisme et de l’expressionnisme dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, la destruction positive ou productive n’a eu de cesse de coloniser la création, de hanter les gestes, les comportements des créateurs. Et la vie lui donne raison. Le xxe siècle est celui des grandes guerres, des cataclysmes, des folies, de l’effondrement des croyances, de l’irrévérence érigée en style, de la libération des mœurs, de la subjectivité. Cent ans de tremblements, de noirceur, d’explosions, d’irrévérence, de pieds de nez que l’artiste s’est employé à incarner dans tous les formats possibles bien plus qu’à les figurer.

L’acharnement envers la tradition
La représentation de la réalité, voilà la grande victime de ce « Big Bang ». Terrassée par Duchamp (ill. 8), Kandinsky, Malévitch, brimée par dada, tiraillée par les expressionnistes abstraits, invalidée par les minimalistes, forcée par les hyperréalistes, caricaturée par les contemporains, la figure ne sera jamais plus la même. Quant à la tradition artistique, elle devient l’autre « homme à abattre ». Les artistes s’en prennent aux hiérarchies : à la fin de la Première Guerre mondiale, beaux-arts et arts appliqués s’allient dans le projet utopique d’art total du Bauhaus ou encore plus récemment, dans les années 1990, la pluridisciplinarité est quasiment érigée en dogme par les artistes. Il s’agit aussi de transgresser les genres et les disciplines : Braque et Picasso insèrent des fragments de réel dans leur toile, et plus tard Pollock « vit » littéralement dans sa toile. L’art n’est plus à part, il fusionne avec la vie, c’est l’histoire de ce siècle. Les notions de pureté (des formes comme des disciplines), de permanence ou d’harmonie sont régulièrement mises au ban de la création artistique, taxées de « réac ». Grande figure du siècle dont il est un des pivots encore intouchables aujourd’hui, Duchamp ringardise tour à tour la peinture, la figuration, introduit l’objet, l’humour, le réel, assume le travestissement, charge sa signature d’un potentiel quasi sacré, multiplie les « originaux » comme son fameux urinoir existant en plusieurs exemplaires (cf. p. 75). Autant de ruptures, de provocations, d’ironie, de dénis envers « l’art de papa ». Simplement représenter ne suffit plus.

Attitudes mouvantes
Un tel acharnement contre les piliers du passé ne fait pas pour autant du xxe siècle une époque amnésique et violente à tendance nihiliste. Il conviendra désormais de manier les sources et les références sans les engluer dans une tradition jugée sclérosante. Qu’on se le tienne pour dit. Résultat : cent ans d’innovations tous azimuts, de mises à feu des frontières, de torture des supports et des catégories, de dématérialisation, de bouleversement des formes. Et l’artiste ne s’épargne aucun sacrifice. Il n’en finit pas de passer de la figure mythique au « loser », de l’homme du peuple au génie inatteignable, du créateur instable à l’homme sans qualités. Un traitement de choc qui n’oublie nullement le spectateur. Lui aussi se voit attribuer bien des rôles au gré des intentions artistiques : tantôt passif ou actif, il se voit confier la lourde tâche de parachever l’œuvre par son regard (pour simplifier une des démarches de Duchamp), puis d’offrir un espace de pure contemplation (une toile de Rothko par exemple) et enfin, dans les années 1990, de permettre une interactivité. Plus rien n’est sûr, établi. Voilà le caractère dominant des arts du xxe siècle, de la littérature aux arts plastiques, du cinéma au design : s’habituer au changement, au transitoire. Une tâche difficile, source de bien des rejets et incompréhension du public. C’est cela même, le grand combat de « Big Bang », fissurer les réticences, adoucir les frustrations, combattre les timidités, permettre au visiteur de se laisser aller à l’interprétation sensible.

Création sismique
La beauté, le concept même de beauté est l’autre grande victime du siècle et avec elle, le bon goût. Ce n’est pas le joli tableau constitué dans la salle Pastiche et Parodie par une paire de tabourets nains de jardin en plastique signés Philippe Starck (ill. 10) « regardant » une vidéo hallucinée de l’Américain Paul McCarthy qui nous dira le contraire.
Le visiteur qui se pâme devant un Matisse ou un Picasso devrait se souvenir des hauts cris de l’époque, de ceux ulcérés par tant d’audace. « Big Bang » c’est un peu « Le roi est mort. Vive le roi ! », une histoire à rebondissements, un film à épisodes. Alors que la période est l’une des plus difficiles à démêler à expliquer au public tant les changements, les contradictions s’enchaînent et parfois même se superposent, l’accrochage de Beaubourg réussit le tour de force de rendre cette histoire presque limpide et naturelle ! La chronologie et la constitution de mouvements avec leurs fameux « ismes », fondements de l’histoire de l’art auraient-ils du souci à se faire ? Ils sont essentiels mais il est vrai qu’à la longue, ils ont donné de l’arthrite à cette discipline impressionnante, dogmatique, un peu poussiéreuse, que le directeur du musée, Alfred Pacquement, qualifie de « momifiée ». Si certains musées comme le MoMA de New York ou la Tate Modern de Londres se sont un peu cassé les dents sur ce type de présentation de collection en cherchant juste à contrer la chronologie sans proposer d’alternative, le MNAM a réussi à redonner à l’histoire de l’art son caractère expérimental et vivant tout en offrant une belle visite. Une mission à haut risque menée de main de maître. Un Big Bang du tonnerre !

L'exposition

« Big Bang : destruction et création dans l’art du xxe siècle » se tient du 15 juin au 28 février 2006, tous les jours sauf le mardi de 11 h à 21 h. Tarifs : 7 et 5 euros. Elle s’articule en 8 sections : Destruction ; Construction/ Déconstruction ; Archaïsme ; Sexe ; Guerre ; Subversion ; Mélancolie ; Réenchantement. PARIS, Musée national d’art moderne (MNAM), Centre George Pompidou, niveau 5, IVe, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr

L'oeuvre au centre

« Big Bang », c’est avant tout une rupture avec l’accrochage muséal classique dans lequel les chefs-d’œuvre sacralisés, isolés du reste des œuvres, ronronnent devant un spectateur baba, suspendu au débit de son audioguide. Dans le bloc Construction/Déconstruction (ill. 1, 2), un des plus beaux de ce nouveau parcours, les pièces maîtresses sont descendues de leur piédestal pour se ressourcer dans des dialogues féconds ici avec une maquette d’architecture, là un fauteuil, une toile de cinéma. Pas de longs textes à assimiler, l’ensemble fonctionne sur un système de va-et-vient entre les œuvres. Dans la partie Destruction, un 5 triomphant peint par Jasper Johns dans les années 1950 se retrouve ainsi en tête-à-tête quasi amoureux avec la surface fragmentée d’une cité peinte par Robert Delaunay en 1910, La Ville n° 2 (ill. 7). Dialogue formel pour un accès facilité et décomplexé aux œuvres soutenu par un échange scientifique, voilà l’une des clés de voûte du programme. L’osmose est d’abord visuelle entre les camaïeux de gris et l’aspect fragmenté des deux toiles, la représentation d’une ville glisse dans l’abstraction guidée par le pinceau et le nom désincarné (n° 2) tandis que le chiffre 5 ne signifie plus rien. Malgré les 50 ans qui les séparent, ces tableaux sont tous deux des modèles d’opposition au style établi de l’époque. On ne les aurait pas associés d’emblée mais ils forment comme une évidence dans cette salle thématisant le chaos. Les œuvres s’interpénètrent, s’interprètent mutuellement, ouvrent de nouvelles pistes tout au long du parcours. Le credo « Favoriser le rapport direct à l’œuvre » combine avec brio l’exigence intellectuelle à l’approche sensuelle immédiate.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°572 du 1 septembre 2005, avec le titre suivant : C’est la révolution !

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