Art contemporain

Cafés, hôtels et restaurants

Des galeries où l’on vient vivre

Par Jean-François Lasnier · Le Journal des Arts

Le 30 janvier 1998 - 1546 mots

Tirer parti du prestige attaché à l’art pour faire prospérer son fonds de commerce est une idée ancienne. Ainsi, les cafés, les hôtels et les restaurants ont souvent fait appel à des artistes pour donner un peu de caractère à leur établissement. De la conception d’ensemble des décors à l’accrochage de tableaux, la présence des peintres, architectes et sculpteurs s’est manifestée de façon assez diverse, pour la plus grande satisfaction des clients.

L’annonce en fanfare de la rénovation de “La Coupole” a attiré l’attention sur la présence de l’art dans les restaurants. Cafés et hôtels ne sont pas en reste et, à l’occasion, se sont aussi attachés les services d’artistes, fameux ou non, pour personnaliser leur établissement, et offrir à leur clientèle un décor original qui les distingue de leurs concurrents. C’est une pratique assez ancienne, que le développement des cafés au XVIIIe siècle a stimulé. Parmi les exemples célèbres, figure le “Café militaire”, dont les boiseries ornées de trophées et dessinées par l’architecte Claude-Nicolas Ledoux sont conservées aujourd’hui au Musée Carnavalet à Paris. Le “Café des Italiens” de Piranèse n’a – hélas ! – pas traversé les siècles et ne nous est connu que par des dessins, qui montrent la diffusion du répertoire antique vers des lieux inattendus. Mais, à trop vouloir suivre les goûts du temps, ces décors n’ont que rarement résisté aux variations de la mode. Ainsi, les salons de thé créés par Charles Rennie Mackintosh à Glasgow au tournant du siècle ont disparu, même s’ils ont été reconstitués dans des musées grâce aux éléments de mobilier sauvegardés.

La période qui a vu l’éclosion de l’Art nouveau a été particulièrement fertile en création de décors, comme le “Café de Paris”, par Henri Sauvage et Louis Majorelle, dont on peut voir un salon au Musée Carnavalet. Citons parmi d’autres – Maxim’s… – la brasserie Mollard, près de la gare Saint-Lazare, qui abrite de superbes panneaux décoratifs en faïence créés par le céramiste Simas. De son côté, le “Clown Bar”, rue Amelot à Paris (XIe), possède une séduisante frise en faïence de Sarreguemines, représentant des clowns dans des postures comiques. Les musées sont trop pleins de fragments, d’œuvres déracinées, pour qu’on ne goûte pas l’élégance de ce décor dans son environnement originel (le bar a été classé par les Monuments historiques). Plus tard dans le siècle, les propriétaires de “La Coupole” ont demandé à des artistes “montparnos” – sur la suggestion de leur ami le peintre Alexandre Auffray et avec sa participation – de peindre les pilastres et les piliers soutenant la fameuse coupole. Ces peintures n’étant pas signées, les attributions les plus fantaisistes (Léger !) ont circulé, jusqu’à ce que soient révélés les noms des auteurs à l’occasion du 70e anniversaire de l’établissement. Grâce aux factures, une historienne de l’art les a patiemment identifiés : ce sont pour la plupart d’anciens élèves d’Henri Matisse, de Fernand Léger ou des proches d’Othon Friesz, représentatifs de la vie artistique parisienne de l’époque même s’ils n’ont pas connu la gloire. Toujours avant-guerre, nous avions évoqué, dans notre dossier consacré à l’Art déco (lire le JdA n° 48, 21 novembre), la brasserie “Le Vaudeville”, face à la Bourse.

C’est à l’aune de ces précédents qu’il faut juger les réalisations les plus récentes, poursuivant toutes la même ambition d’offrir un cadre moins impersonnel à leur clientèle. Plusieurs types d’intervenants sont conviés dans les hôtels, restaurants ou cafés.

La conception intégrale d’un décor par un designer ou un architecte d’intérieur constitue en soi une œuvre, au même titre qu’un tableau ou une sculpture. Dans ce domaine, les exemples abondent. Paradoxalement, le plus fameux, le “Café Costes” de Philippe Starck, a disparu depuis peu pour laisser la place à un marchand de fripes. Les amateurs du designer français pourront se consoler, si leurs moyens le leur permettent, en dînant au restaurant Félix de l’hôtel Peninsula, à Hong Kong. Grande table en albâtre devant un mur d’aluminium animé par un jeu d’éclairage, acajou sur le sol, les murs et le plafond, et, suprême fantaisie, des portraits de proches de Starck imprimés sur les dossiers en médaillon des chaises, composent un ensemble pour le moins étrange.

Dans l’Hôtel Flor, à Gand, Starck est également présent de façon indirecte puisque Willy van Sompel, qui a aménagé cette ancienne maison bourgeoise, a utilisé certaines de ses créations. Il les a mêlées à d’autres types de mobilier : Art nouveau de Serrurier-Bovy et chinois du XIXe siècle. Ces accords délicats modifient la perception qu’on peut avoir de chaque objet individuellement, et la sobriété des meubles éloigne le fantôme de l’éclectisme.

Les réalisations les plus passionnantes sont incontestablement celles des peintres et des sculpteurs. Inspiré par l’expérience des Chambres d’amis menée à Gand par Jan Hoet, le propriétaire de l’Hôtel Windsor, à Nice, a demandé à des artistes de concevoir la décoration de plusieurs chambres de son établissement. Peut-être faut-il rappeler le principe de Chambres d’amis : plutôt que de produire pour un musée ou une galerie, des artistes avaient été invités à intervenir chez des particuliers, de manière à mettre l’art au cœur de la vie, pour concrétiser une ambition constante du XXe siècle. Au “Windsor”, chaque chambre porte la marque de son auteur. Certes, l’univers glacé du Minimalisme (Gottfried Honneger, n° 78) ou de l’Art conceptuel (Laurence Wiener, n° 37) peut à l’usage se révéler oppressant, mais le sentiment de loger dans une œuvre d’art l’emporte sans aucun doute sur ces préventions. La chambre de Glen Baxter (n° 23) est incontestablement plus chaleureuse, voire franchement ludique : sur la paroi est peint un explorateur tenant à la main une torche qui dissimule l’applique d’où émane la lumière. Mais la création la plus inattendue est l’œuvre de Présence Panchounette (n° 63) : l’ouverture des placards amplifie soudain le bruit de la rue, des robinets ou d’un couple faisant l’amour, ce qui ne doit pas manquer de déconcerter le client, peu préparé à ce genre de facéties. Ben, Niçois de son état, évidemment sollicité, a couvert les murs de la chambre n° 65 de phrases inscrites à la bombe, commençant toutes par “J’ai rêvé que…” (“J’ai rêvé que j’étais invisible et que je prenais l’ascenseur de l’hôtel nu”, par exemple).

Parfois, l’artiste lui-même est propriétaire de l’établissement, et il en fait le manifeste de ses conceptions et de ses goûts. Le restaurant “Quo Vadis” de Damien Hirst, à Londres, présente, à côté de ses sculptures, une sélection d’œuvres d’artistes britanniques : Gillian Ayres, Ian Davenport, Fiona Rae ou encore Sean Landers. La tête de taureau posée sur le bar – plongée dans le formol, selon la méthode habituelle de Hirst – n’est pas nécessairement de nature à ouvrir l’appétit. Heureusement, la présence de l’artiste se manifeste parfois de manière plus discrète, comme au “Café Beaubourg”, à côté du Centre Pompidou. Sous le verre des tables, des œuvres d’artistes aussi divers que Combas ou Le Gac donnent des couleurs au béton brut de Christian de Portzamparc. Un badigeon bleu aux teintes délicates composant un tableau abstrait anime aussi l’une des parois.

Pièces rapportées
Le plus souvent, les œuvres ont été conçues indépendamment des lieux qui les accueillent et ne doivent qu’au hasard de s’y retrouver. Certains hôtels présentent ainsi des œuvres d’artistes de premier plan. À tout seigneur, tout honneur, le buste de Louis XVI par Augustin Pajou et le portrait de Marie-Antoinette par Drouais (François-Hubert ?), tous deux dignes des plus grands musées, font la fierté du palace parisien “Le Bristol”. S’y ajoutent trois tapisseries des Gobelins représentant des scènes champêtres. À l’image du “Bristol”, les palaces s’attachent à ressusciter les splendeurs d’antan ; néanmoins, certains ne craignent pas d’introduire l’art contemporain dans leur atmosphère feutrée. Mais là, rien de particulièrement audacieux ou subversif : pas de tête de taureau dans un bocal. César a dessiné le comptoir en verre brisé du piano-bar au “Crillon”, et l’Hôtel Le Parc (XVIe) expose une sculpture d’Arman à l’accueil, et des tables-accumulations et appliques-violons du même, au bar. À l’Hôtel Mercedes, dans le XVIIe, dont les chambres ont reçu du mobilier 1930, des vitraux de Francis Gruber ornent la rotonde du sous-sol : rencontre improbable du “misérabilisme” et du “chic”. Quant à l’Hôtel Flor, à Gand, il possède sa propre collection d’œuvres – McCollum, Boltanski, Haring, Beuys... –, répartie entre les chambres et les couloirs.

La société Novotel s’est elle aussi constitué sa collection afin de décorer les chambres de ses nombreux établissements. L’ampleur de son parc hôtelier rendait nécessaire une démarche globale ; Novotel a donc fait éditer, depuis 1993, 130 estampes originales en sanguine, réalisées par près de cent artistes différents. Chacune étant tirée à 150 exemplaires, ce sont près de 20 000 lithographies qui ont pris le chemin des chambres. Des artistes de toutes les nationalités, appartenant à tous les courants de l’art contemporain, ont participé à cette opération : Dietman, Combas, Adami, Le Gac, Télémaque, Bury, Di Rosa… Ce sont bien des œuvres à part entière, et non de simples reproductions, qui sont proposées à la délectation des clients.

Le Soho Grand Hotel, à New York, quant à lui, propose à ses clients d’acquérir la photographie accrochée au mur de leur chambre, choisie par la galerie Howard Greenberg. Une manière habile de mêler l’art, l’agrément des clients et le commerce, et de boucler ainsi la boucle.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°53 du 30 janvier 1998, avec le titre suivant : Cafés, hôtels et restaurants

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