Cabanel et Gérôme, chirurgiens académistes

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 29 septembre 2010 - 1044 mots

Obsédés par la précision, parfois par la préciosité, les deux artistes du XIXe siècle ont su disséquer le réel avec une rigueur, parfois une rigidité, inégalable. Deux expositions invitent à reconsidérer le travail de ces chirurgiens élevé au rang des beaux-arts.

Le musée Fabre et le musée d’Orsay, en célébrant respectivement Alexandre Cabanel (1823-1889) et Jean-Léon Gérôme (1824-1904), permettent, dans le même temps, de prendre la mesure de deux créations parmi les plus fécondes et les plus commentées du xixe siècle. Fleuves, les deux parcours peuvent revendiquer chacun quelque deux cents numéros, de quoi être à la hauteur des ambitions affichées quand on sait que la manifestation montpelliéraine constitue la première rétrospective jamais consacrée à Cabanel et que Gérôme se voit fêté à Paris avec la première exposition monographique depuis son décès.

Tout cela eût été simple question de chiffres et de détails si ces deux expositions contemporaines n’étaient nées du désir de revenir pour la première fois (ou presque) sur les œuvres oubliées et éparpillées de ces maîtres aujourd’hui contestés. Autrement dit, il fallait, pour affronter ces deux monuments intimidants, s’en donner vraiment les moyens. Alors seulement le réexamen pouvait-il être efficient. Diagnostic ? 

Le vrai décortiqué au scalpel
Il y a d’abord cette technique. Cette manière virtuose, presque hallucinante, de pénétrer le réel. Cette façon folle de vouloir à tout prix faire « vrai » ou, plus précisément, « vraisemblable ». Dès sa trilogie romaine, commandée par Alfred Bruyas, le jeune Cabanel donne le ton : l’élève de François-Édouard Picot, récent prix de Rome, sait faire preuve d’une maîtrise confondante où transperce déjà son amour des tissus maîtrisés (La Chiaruccia, 1848, voir p. 53) et des suavités silencieuses (Albaydé, 1848).

Élève de Delaroche et de Gleyre, Gérôme révèle tôt des prédispositions techniques, celles qui le voient interprète appliqué de la leçon ingresque (Portrait de femme, 1851) ou, avec son chef-d’œuvre de jeunesse (Un combat de coqs, 1846, voir p. 52), chef de file des « néogrecs ».

Précision archéologique, sévérité linéaire, rigueur chromatique : quoique diversement, Cabanel et Gérôme assimilent le « faire » artistique avec une grande aisance, les envois romains du premier (L’Ange déchu, 1847) et les compositions syncrétiques du second (Michel-Ange, 1849) attestant leur admiration partagée et contemporaine pour le modèle michélangelesque. 

La tentation de la chair
Capables d’une méticulosité hors norme, faciles dans les velours et les intérieurs, les deux artistes donnèrent fréquemment dans l’art du portrait. Hommage posthume à la comédienne, Rachel (1859) de Gérôme nous rappelle combien cet ami de Gustave Le Gray peut rivaliser avec l’exactitude photographique. De son côté, Cabanel déploie avec Mrs Collis Huntington (1882) un sens aigu de la composition où l’élégance le dispute à la coquetterie.

C’est sans doute lorsqu’ils effeuillent leurs modèles que les deux artistes, dont l’habileté technique achoppe parfois à rendre les intensités psychologiques, deviennent les plus singuliers. Sans être voluptueux – il eût fallu pour cela réussir à faire palpiter les dermes ou battre les cœurs –, les nus de Cabanel dénotent un érotisme trouble (Nymphe enlevée par un faune, 1860) et volontiers édulcoré (La Naissance de Vénus, 1863, voir p. 58) qui vaudra à son auteur à peu près tous les honneurs officiels. Désincarnés, ces corps nacrés fascinent par l’intention illusionniste qui les sous-tend, le thème du double auquel l’artiste insufflerait la vie revenant souvent sous le pinceau de Gérôme lui-même (Pygmalion et Galatée, 1890).

En tant qu’il parvient à jouer littéralement (Tanagra, 1890, voir p. 59) et symboliquement (Le Travail du marbre, 1895) avec le corps marmoréen, c’est d’ailleurs Gérôme qui offre les investigations les plus passionnantes du nu. Sans jamais les fouiller, il sait néanmoins maquiller les chairs avec un talent sans pareil, sa sculpture – ainsi la formidable Corinthe (1903, voir p. 60) polychrome – en portant trace encore plus que sa peinture. 

Une certaine esthétique du sang
Il y a, dans ces précis de chirurgie, une propension logique à rendre cliniques les émotions, salubres les sentiments. Peu de pulpe et de sève. Ici le fruit est souvent ferme, presque gelé. Mais croire que les deux artistes ne livrèrent que des images pusillanimes, ou vernissées par les convenances, serait faire erreur.

Il faut considérer de près certains tableaux d’histoire pour comprendre comment, sous des dehors austères et académiques, Cabanel et Gérôme parviennent à excéder un simple genre pour réfléchir à des solutions formelles inédites, souvent articulées autour de thèmes inquiétants, voire mortifères.

Outre les grands décors qu’il réalise pour les édifices parisiens, Cabanel doit nous retenir avec son exceptionnelle Phèdre (1880, voir p. 59), monument de douleur où Éros voisine avec Thanatos, où le blanc vient trancher sur le noir, où le néoclassicisme paraît se diluer dans le symbolisme. De même, Gérôme, dès lors qu’il explore le drame historique, témoigne d’une inventivité insoupçonnée, que des ombres projetées suffisent à dire le sort terrible des crucifiés (Le Golgotha, 1867) ou que la barbarie donne lieu à une profondeur de champ digne d’un plan cinématographique (Pollice verso, 1872, voir p. 55).

 Sans doute y a-t-il là un plaisir inavoué devant le sang, lorsque celui-ci vient entacher les virginités ou souiller les compositions hygiéniques. Un plaisir d’esthète, plus que de maniaque, quand le rouge versé vient rappeler que l’opération a réussi (La Rentrée des félins, 1902). Comme les chirurgiens.

Repères

1663 L’Académie royale de peinture et de sculpture crée le prix de Rome.

1667 Premier Salon organisé par l’Académie.

1845 Cabanel, lauréat du prix de Rome, et Gérôme voyagent en Italie.

1850 Baudry et Bouguereau se partagent le premier prix de Rome.

1852 Début du Second Empire.

1855 Courbet érige le pavillon du Réalisme faceau Salon officiel.

1863 La Naissance de Vénus de Cabanel, exposée au Salon, est achetée par Napoléon III. Le Salon des Refusés expose Le Déjeuner sur l’herbe de Manet.

À partir de 1864 Gérôme et Cabanel, futur maître de Gervex et Bastien-Lepage, enseignent aux Beaux-Arts.

1868-1888 Cabanel est membre du jury du Salon.

1874 Première exposition impressionniste.

1880 Avènement de la peinture naturaliste.

1888 Apparition du terme « pompier » pour désigner un art prétentieux.

1897 Legs de la collection impressionniste de Caillebotte au musée du Luxembourg malgré les réticences de Gérôme.

1986 Polémique à l’ouverture du musée d’Orsay qui réhabilite l’art pompier.

2010 Le musée d’Orsay acquiert cinq œuvres de Bouguereau.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°628 du 1 octobre 2010, avec le titre suivant : Cabanel et Gérôme, chirurgiens académistes

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