Bourdelle, un photographe se révèle

Le sculpteur a eu une véritable aventure avec la photographie

Le Journal des Arts

Le 5 janvier 2001 - 881 mots

Depuis l’extension du Musée Bourdelle par Christian de Portzamparc, les collections devenues plus accessibles peuvent être explorées avec méthode : on y découvre maintenant un fonds photographique, assez naturel chez un sculpteur, mais qui fait apparaître Bourdelle comme excellent photographe lui-même, et parfois hanté par l’apport de la pratique photographique à son art de sculpteur.

PARIS - Il faut se faire à l’idée que depuis plus de cent ans, la photographie était omniprésente dans les ateliers d’artistes comme elle l’était dans les médias, magazines ou livres ; et que la culture de tout un chacun était essentiellement tributaire de la photographie. Cette prise de conscience très progressive aboutit à des re-découvertes qui ne sont dues qu’à notre cécité à l’égard d’un médium négligé. L’exposition “L’œil et la main” consacrée uniquement aux rapports de Bourdelle avec la photographie n’était sans doute pas recevable avec la même empathie visuelle il y a dix ans ; l’excellent catalogue, issu de l’énorme et pertinent travail de Véronique Gautherin, constitue un livre étonnant, dont l’auteur est du reste à peine mentionné, et inapparent sur la couverture – signe de mœurs exclusives dont on n’aura pas l’audace de qualifier Paris-Musées et la Ville de Paris, les commanditaires, mais tout de même... Dès les années 1880, à ses débuts, Bourdelle est confronté à la photographie, ne serait-ce que pour se faire tirer le portrait avec quelques copains, à l’occasion. Mais la photographie a déjà pris sa place comme substitut du plâtre d’études (que l’on dessine en atelier, ou d’après lequel on imite le geste du sculpteur) ; il est naturel de posséder une collection de photographies des grandes œuvres du passé, que l’on range ou que l’on punaise sur les murs. Mais la photographie remplacera bientôt, partiellement du moins, le modèle vivant : autour de 1900, il n’est pas rare que l’on fasse un portrait en l’absence de l’intéressé, en s’appuyant sur des photographies. Rodin lui-même n’hésite plus à le faire, et la vogue des monuments publics aux grands hommes de la nation oblige de plus en plus à portraiturer des morts. Une nouvelle étape est franchie quand, à la même époque, certains sculpteurs, à l’exemple de Rodin encore, font systématiquement photographier leurs œuvres pour fournir des documents à la reproduction, mais s’en servent aussi, lorsque la pièce n’est pas terminée, pour “revoir leur copie”, réfléchir à d’autres solutions, essayer des retouches, plus faciles sur le papier que sur la terre ou le plâtre. C’est du reste en raison de cet apport moderniste de la photographie au travail tridimensionnel que Bourdelle décide de faire lui-même ses clichés, vers 1898.

La période la plus passionnante de 1898 à 1905
Il s’ensuit une véritable aventure du sculpteur avec la photographie, ou au travers de la photographie, par laquelle se renforce sa personnalité, son identité d’artiste (à vrai dire assez peu apprécié, ou beaucoup moins que Rodin ou Maillol). La période la plus passionnante de cette conversion partielle, de 1898 à 1905 environ, coïncide avec l’établissement d’un langage personnel, que l’on sent gêné par la proximité et la comparaison avec l’aîné célèbre, Rodin, dont il a fréquenté l’atelier à titre de préparateur. Bourdelle contrairement au maître, pratique lui-même toutes les étapes du processus photographique et par conséquent il ne tient pas l’image à distance comme un accessoire de son art ; il fait lui-même les prises de vue, les tirages, les agrandissements, les montages, les recadrages et, féru de chimie, il choisit les papiers de tirage et les conditions d’élaboration de la matière photographique. Bref, il joue parfaitement avec le médium, ce qui le rend très sympathique, qu’on soit attiré par sa sculpture ou non, car la traduction de celle-ci en photographie en donne une tout autre vision (que celle que l’on peut avoir en traversant le musée pour rejoindre l’exposition, par exemple). Plutôt narcissique, Bourdelle pratique beaucoup l’autoportrait, en présence de ses créatures de terre ou dans un miroir (par son abondante chevelure, il s’identifie volontiers à Beethoven, son buste le plus célèbre). La série des Combattants (de jour ou de nuit, 1901) est la plus riche de cette confrontation. La photographie participe bientôt du processus créatif, il fait de l’assemblage de fragments de sculptures (comme Rodin encore) par photographie interposée, en élaborant des constructions en image avant de les concrétiser matériellement. La “manipulation optique”, celle de la lumière, n’est-elle pas l’outil premier du sculpteur ? Bourdelle, pendant quelques années, a visiblement plaisir à aller jusqu’au bout de cette logique. Et la série de l’atelier éclairé de nuit, à la lampe à pétrole (1899), où l’on voit des entassements de figures agressives, donne une image dramatisée de la solitude de chaque pièce, métaphorique de celle du sculpteur que l’on devine tapi dans l’ombre. On pense à Brassaï photographiant les sculptures de Picasso à Boisgeloup, dans les phares d’une voiture (1932). Et aussi à Bonnard qui, dans ces mêmes années, autour de 1900, se laisse aller à une même fusion avec la photographie, afin de définir sa liberté créative.

- L’ŒIL ET LA MAIN, BOURDELLE ET LA PHOTOGRAPHIE, jusqu’au 31 mars, Musée Bourdelle, 18 rue Antoine-Bourdelle, Paris, tél. 01 49 54 73 73 (du mar. au dim., sauf fêtes, de 10h à 17h40). Catalogue par Véronique Gautherin, commissaire de l’exposition, coédition Éric Koehler Paris-Musées, 224 p., 250 ill., 250 F. ISBN 2-7107-0660-1

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°118 du 5 janvier 2001, avec le titre suivant : Bourdelle, un photographe se révèle

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