7 clefs sur l’art du portrait

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 25 août 2015 - 1247 mots

Deux expositions de la rentrée, l’une consacrée aux portraits à la cour des Médicis, l’autre à Élisabeth Vigée Le Brun, respectivement au Musée Jacquemart-André et au Grand Palais, rappellent combien l’art du portrait, longtemps négligé, répond à des codes et des critères éminemment subtils. Question de genre.

1 Bronzino : la pose
Assis sur un fauteuil, le modèle est disposé de telle sorte que l’on peut en mesurer toute l’ampleur et la complexité. Un portrait de profil eût été un renoncement à toute la profondeur – psychologique – du personnage, un portrait de face eût été un escamotage de son épaisseur – sociale. Ici, tout est visible, offert. Bronzino (1503-1572) multiplie les signes extérieurs de richesse (les ors et les velours), de piété (le rosaire serpentin) et de puissance (on devine une fréquentation éprouvée des seigneurs). Cette « dame en rouge », dont on ne sait rien, impose son rang et sa classe, sans qu’il soit permis de les discuter. Ordre des choses implacable. Mais la pose est encore plus savante : tandis que le port de tête et la délicatesse des doigts suggèrent une remarquable éducation – on ne saurait avoir plus de tenue –, le modèle nous observe avec une distance flagrante, et infrangible. Mieux, elle nous toise avec un léger surplomb, nous regarde de haut, tandis que son chien de compagnie semble avoir été réveillé par notre présence importune. Troublant.

2 Bartolomeo : le fond
Baccio della Porta, dont le nom monastique est Fra Bartolomeo (1472-1517), représente ici le dominicain Jérôme Savonarole, lequel prêcha contre la corruption spirituelle et organisa un gouvernement théocratique dont le « bûcher des vanités », le 7 février 1497, fut l’événement le plus édifiant. Comment suggérer plus efficacement, l’austérité savonarolienne que par ce fond noir duquel se détache à peine la robe de bure du modèle ? Plutôt qu’un paysage ou un intérieur, le jeune Fra Bartolomeo préfère dresser le portrait numismatique du prêcheur, « envoyé par Dieu » nous dit l’inscription, sur un fond nu que rien ne vient perturber. Savonarole, torturé, pendu puis brûlé, est-il plus irrésistiblement humain qu’ainsi dépouillé de tout luxe et de toute afféterie ? Artificier de première main, coloriste imparable, le peintre ose ici changer brutalement sa manière pour fouiller le noir et, avec, l’âme de l’ecclésiastique. Et le fond de devenir la véritable prouesse technique de la toile, que Proust cite dans sa Recherche. Zurbarán et Manet s’en souviendront.

3 Vigée Le Brun : le rôle
D’admirables couleurs en sourdine – du bleu, du jaune et du vert un peu éteints –, du blanc parcimonieux, un fond neutre, quelques effets de velours et de satin : nulle sophistication inutile, juste une dextérité sans enflure. La virtuosité peut-être économe sans que cela ne constitue un paradoxe. Dans cet autoportrait, le peintre serre contre sa poitrine sa jeune fille de six ans, Julie, réconfortée par tant de douceur et de paix. L’enfant, l’un des plus beaux de toute la peinture, tourne son visage gracieux vers le regardeur, auquel il impose le silence et le respect. Élisabeth Vigée Le Brun rompt avec les lois du genre en se représentant non pas en peintre, autrement dit dans l’exercice de son métier, mais en mère, heureuse de son rôle. Dans cette société rousseauiste, attentive à la nature et à l’éducation, l’artiste affirme sa condition de femme libre, dévouée à celles qu’elle aime, que celles-ci soient reine, comtesse ou fillette. Elle jouit de sa liberté et en affirme la splendide souveraineté.

4 Vigée Le Brun : l’apparat
Le fût d’une large colonne, un épais tapis que l’on devine onctueux, un bouquet de fleurs : le décor tient du théâtre et, si le peintre n’avait disposé une couronne sur la table, le portrait aurait pu presque passer pour celui d’une comédienne, une rose à la main après les saluts d’usage. À ceci près que le personnage, au regard songeur et aux joues rosées, joue un rôle de première dame, sur scène comme en coulisse. Dans sa vingt-troisième année, cette jeune femme que l’on maria par procuration à quinze ans, paraît comme absente à son rôle de reine, qu’elle exerce depuis désormais quatre ans. Elle paraît guetter l’ailleurs, un peu maladroite dans une robe immense qui lui va pourtant à ravir. Est-elle faite pour les apparences et l’apparat, elle qui aime la nature et le naturel, tout ce qui échappe aux conventions ? Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842), que Marie-Antoinette choisit pour sa sincérité affranchie des conventions, livre ici une image ambiguë du pouvoir, entre aspiration et consentement.

5 Bronzino : le format
S’il est une question cruciale en peinture, c’est bien celle du format. Les artistes de la Renaissance, habiles avec les lois de la perspective et, conséquemment, les changements d’échelle, aiment à varier les dimensions de leurs tableaux, histoire de n’être pas assujettis à de vulgaires coercitions techniques. Ce portrait du duc Cosme Ier de Médicis, réalisé par Bronzino et son atelier, se distingue moins par sa qualité que par son modeste format rectangulaire (16 x 12 cm) qui le rapproche des enluminures ou des œuvres de dévotion privée. Ce petit tableau sur étain, qui appartient à une série de vingt-neuf portraits de membres issus de la maison Médicis, trahit un soin du détail que n’altèrent pas la sécheresse ni la maladresse du pinceau. De petit format, cette œuvre pouvait échapper aux portraits d’apparat et ainsi ressortir à la sphère de l’intime, plus confidentielle, plus jalouse. Du reste, on sait que le duc apprécia tout particulièrement ces « peintures de petites choses que l’on prise à l’égal de joyaux » (Vasari).

6 Vigée Le Brun : la volupté
Dans sa robe flottante de mousseline, avec sa taille marquée sous la poitrine, sous son délicieux chapeau de paille, la duchesse de Polignac, pleine de ses trente-trois ans, resplendit. D’une fraîcheur assumée, et que ne contredisent ni le bleu du ciel, digne de Tiepolo, ni le rose des joues, digne de Greuze, la jeune gouvernante des Enfants de France affiche, presque malgré elle, son insubmersible beauté. Élisabeth Vigée Le Brun traduit l’exquise ambivalence qui fait la « grâce négligée », selon le mot de Madame Campan, de son modèle : sa gorge de femme, avec son décolleté étudié, contraste avec sa ceinture dite « à la petite fille », ses mains sages contredisent ses cheveux en « confidents abattus ». Le noir du châle eût été une injure faite à la légèreté de la favorite de Marie-Antoinette s’il n’en était, en réalité, un rehausseur merveilleux, manière de rappeler que la volupté, en ce monde qui bientôt ne sera plus, n’est pas une plénitude mais une bouleversante tension. 

7 Vigée Le Brun : l’inspiration
Il s’agit ici d’un peintre au faîte de sa gloire : en 1788, Hubert Robert a cinquante-cinq ans et, avec lui, l’appui du roi et des siens. À quoi songe-t-il, sur ce portrait que son auteur jugeait comme étant l’un de ses meilleurs ? À son passé, plein de fulgurances et de distinctions, ou à son avenir qui le confinera un temps dans une geôle de Sainte-Pélagie ? Si les pinceaux, la palette et la mise un peu débraillée sont une concession au traditionnel portrait de peintre, Élisabeth Vigée Le Brun compose une singulière effigie de l’inspiration : son modèle semble comme happé par une intuition traversant son front haut que n’entament pas les années. Captif comme le serait un chat, il fixe l’idée avant de s’en saisir. La lumière ne vient plus d’en haut, la tête est désormais le seul siège de l’illumination. Vigée Le Brun ne fut-elle pas à son tour inspirée en représentant, un an avant 1789 et que ne s’embrasât le monde, l’artiste des ruines, l’inventeur du futur antérieur en peinture ?

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°682 du 1 septembre 2015, avec le titre suivant : 7 clefs”‰/”‰l’art du portrait

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