Environnement

Eva Jospin - L’appel de la forêt

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 27 juin 2018 - 1834 mots

Tour à tour frontale et immersive, l’œuvre d’Eva Jospin interroge notre rapport à la surface du monde. Sans jamais être superficielle.

Le lieu, malgré l’éclairage électrique, semble sombre et glacial en cette journée d’avril. Irréelle, une fresque en carton, forêt touffue et nervurée déployée sur plusieurs mètres de long, y toise le visiteur. « Il faisait un froid atroce cet hiver là-dedans », glisse Eva Jospin en refermant la porte de ce qui a été, pour quelques mois, son atelier. L’autre partie de ce vaste local donne sur une rue en contrebas. Trois assistants s’y affairent, découpant des artefacts de branchages rangés par taille qui viendront étoffer l’installation en cours. Elle s’approche de l’un deux, reprend la ramure qu’il vient de poser, l’affine, la précise, explique le mouvement, l’intention, concentrée, sérieuse. Puis, dans une volte-face, souriante, goguenarde, elle lance : « Et voilà à quoi on s’amuse ici. Il faut être un peu dingue, non ? »

Depuis quelque temps, Eva Jospin est passée à une échelle monumentale. C’est d’ailleurs ce qui a incité Laurent Dumas, P-dg de la société d’immobilier Emerige, collectionneur et amateur d’art contemporain, à lui commander cette œuvre gigantesque, destinée à prendre place dans un micro-quartier de luxe qu’il aménage rive gauche, baptisé Beaupassage. Jardin intérieur paysager, architecture de standing, commerces de bouche et art in situ avec, également, des œuvres de Fabrice Hyber, Stefan Rinck et Marc Vellay. « Une réalisation unique », se félicite l’entrepreneur. Sur 25 m de long, l’étrange haut-relief d’Eva Jospin, dédoublé par un jeu de miroirs, accueillera le badaud à l’une des entrées, côté boulevard Raspail. C’est la première œuvre pérenne de l’artiste dans la capitale.

Elle rappellera à ceux qui en ont fait l’expérience son installation Panorama, placée en avril 2016 au centre de la Cour carrée du Louvre. Parois d’acier poli reflétant les façades du musée, décor de crypte végétale taillé dans le carton, cette architecture onirique avait, en quelques mois, attiré 30 000 visiteurs, attraction éphémère en écho savant aux panoramas du XVIIIe siècle.

Se faire un prénom

« C’était l’un des premiers projets de notre structure de production après que nous avons fermé la galerie, rapporte Jérôme de Noirmont. Eva m’avait parlé de son idée, montré une maquette. Nous lui avions, très vite, proposé la Cour carrée, qui nous semblait l’écrin idéal. Elle était un peu suffoquée. Panorama lui a donné une assurance nouvelle. » On connaissait Eva Jospin, à ses débuts, pour ses œuvres mixtes, entre tableau et sculpture, aux allures de trompe-l’œil. La profondeur n’était pas absente de ces compositions, superpositions de strates mises en perspective, petits théâtres d’ombres tremblées à l’atmosphère vaguement inquiétante. L’artiste faisait alors ses armes, en orfèvre du carton, matière première de ces paysages déchiquetés en modèles réduits. Son travail s’est depuis déployé dans l’espace. « Pour moi, cette dimension était présente dès le début, affirme-t-elle, mais il m’a fallu attendre que l’on me confie des projets d’envergure. Ce travail a quelque chose de laborieux, d’obsessionnel. Il est chronophage et réclame beaucoup de patience. »

Cette patience, peut-être l’a-t-elle acquise, ou développée, lorsque, étudiante aux Beaux-Arts, elle choisit l’atelier de peinture de Pierre Carron. « Pour les autres élèves, nous étions un peu comme des pandas dans un zoo, se remémore, pince-sans-rire, Ivan Péricoli, cofondateur de la marque Astier de Villatte, qui fut le camarade de classe d’Eva Jospin et qui compte parmi ses proches. Nous faisions de la peinture sur chevalet ! C’était totalement anachronique. Et très formateur. Avec le recul, je me dis que c’était également courageux de la part d’Eva, car ce n’était pas un choix valorisant. »

Elle le dit et le répète encore aujourd’hui : cela n’a jamais été facile… Pas facile de passer des heures à peindre des poires d’après nature quand la mode était aux installations multimédias conceptuelles. Mais aussi, tout simplement, de suivre sa voie. Rien dans son milieu ne prédisposait en effet Eva Jospin à se tourner vers l’art, un choix sur lequel son père posait « un regard un peu sévère », se souvient un ami. « Je n’osais pas dire que je voulais dessiner. Je n’avais pas la légèreté d’affirmer que je voulais être artiste. Il faut être inconscient ou sûr de son talent, je n’étais ni l’un ni l’autre », résume-t-elle. Difficile, enfin, de porter un nom célèbre lié à la sphère politique. D’être « la fille Jospin », et de faire partie, bon gré mal gré, de l’intelligentsia. Mais combien d’enfants ont l’expérience de leur première Fiac à l’âge de 10 ans ? « C’était très inspirant, je me promenais au milieu de ces allées, j’avais déjà conscience que chaque artiste créait une rupture dans l’histoire. Je me demandais ce que moi j’allais faire. Ensuite, bien sûr, la vie s’est chargée de calmer mes prétentions », tempère en riant la jeune femme. « J’étais très inhibée par le nom que je portais… Pour affronter le regard, il fallait que je sois prête. »

Donner forme à sa vision

La confiance, elle dit l’avoir puisée dans une longue période d’isolement. « J’avais un peu plus de 30 ans, j’avais eu mon premier enfant à 27 [elle en a trois aujourd’hui, ndlr], je n’avais pas fait grand-chose, deux ou trois expos en galerie, aucune résidence. Je n’avais pas pris certains coches… » Pendant plusieurs mois, elle cherche. Son médium, sa forme, son geste. Dans son atelier des Frigos, le carton, disponible à profusion, facile à stocker, lui offre un support idéal et lui ouvre un chemin vers la forêt, clin d’œil au cycle qui mène de l’arbre au papier, espace où se perdre pour se retrouver, seuil symbolique entre la nature sauvage et la civilisation. Le thème est universel, inépuisable, intemporel. Elle y enracine son œuvre, dans un rapport au plan et à la perspective, une sorte d’acharnement du détail, de la découpe. Formellement, le résultat hésite entre le décor, la sculpture et le trompe-l’œil. Et cette hybridation lui plaît : « J’aime jouer sur tous ces éléments, sur ces trois regards : la matérialité, l’illusion et le fait de représenter. » Elle n’a pas peur, non plus, d’une expressivité tenue à distance par l’art contemporain. Sa Folie, au Domaine de Chaumont-sur-Loire, en offre une belle démonstration. Vue de l’extérieur, l’œuvre se présente comme une rocaille de jardin, assez classique n’était cette échancrure béante qui lui tient lieu d’entrée. À l’intérieur, la roche, incrustée de pommes de pin et de cupules de chêne, de quartz et de pierres de lune, est tapissée de reliefs moulés dans la terre cuite. La lumière entre par une ouverture ménagée au sommet, d’où pend toute une végétation de lianes en chanvre, en cuir et en laiton. Entre Facteur Cheval et fabrique de jardin, cette ponctuation dans le paysage l’enchante par son côté « inutile ».

Dialoguer avec le passé

Fascinée par l’artisanat d’art, par ce qu’il contient de transmission, d’intelligence manuelle, mais aussi de temps à l’ouvrage, elle préfère à une époque volontiers virtuelle le dialogue millénaire avec les savoir-faire. « Lorsqu’on commence à s’intéresser aux problèmes de mortier, de colle, on parle avec les morts. C’est infini. » Et, comme on avouerait une passion pour les mots fléchés, elle confie son amour de « la paperolle, une technique pour confectionner des saynètes en papier roulé, apparue vers le XVIIIe siècle. » Modestie du matériau, obsession du détail, fragilité confinant au dérisoire, etc. sont des termes qui pourraient s’appliquer à son œuvre, où se laisse deviner le travail de la main. Tout en revendiquant une place pour l’imparfait, voire pour le mauvais goût.

« Chez elle, le geste artisanal devient geste de création, c’est ça qui est intéressant », souligne Suzanne Tarasieve, sa galeriste depuis 2014. Le concept n’est pas pour autant absent de la démarche d’Eva Jospin. Cette grotte conçue pour les dix ans d’art de Chaumont-sur-Loire ? Ce qui s’y joue d’humide, de visqueux, de suintant, l’idée « du merveilleux qui se mélange à du sombre, du glauque », n’est pas étranger à certains questionnements de l’art aujourd’hui, souligne-t-elle avec un sens très sûr du rétablissement rhétorique. Interrogée par un confrère sur l’interprétation freudienne que l’on pourrait faire de cette pièce, elle exulte : « On ne manque pas de symboles phalliques dans l’art, il est temps de montrer nos cavités, les filles ! » Et en rajoute volontiers une louche quand on lui rappelle ce cri de guerre : « J’en plaisante avec mes assistantes. Je suis en train de dessiner une fontaine, et je leur dis : “Ah, zut, j’ai encore dessiné une chatte !” Évidemment qu’il y a un rapport au féminin. Mais cela ne part pas de là. »

Avant de s’inscrire à l’École des beaux-arts, Eva Jospin s’était laissé tenter par des études d’architecture. De ce cursus vite interrompu, il lui est resté un goût pour la construction, le bâti. Ce n’est sans doute pas un hasard si elle l’assouvit cette année sous différentes formes : son passage boulevard Raspail, sa Folie au domaine de Chaumont-sur-Loire, mais aussi une fontaine pour le domaine de Trévarez et, d’ici à la fin 2018, une treille de 40 m de long sur l’île de Nantes. « Par rapport à une exposition dans un musée, une œuvre pérenne dans l’espace public, c’est la possibilité d’une rencontre fortuite avec l’art. Pourquoi est-ce que l’on prend plaisir à visiter des villes ? Parce qu’on apprécie cette juxtaposition d’édifices, toutes ces choses qui dialoguent entre elles et ne sont pas forcément des chefs-d’œuvre. »

Elle rêve parfois, non pas d’entrer avec fracas dans l’histoire de l’art, mais de se faire oublier, comme sa grotte, au fond du jardin, et d’y rester le plus longtemps possible, histoire de passer à la postérité en toute discrétion. De façon pour ainsi dire anonyme. Surtout, Eva Jospin veut continuer à explorer les marges, à mélanger les codes, le précieux et le trivial, quitte à tourner le dos à l’épuré, au joli, au convenu pour faire, au fond, « des choses [qu’elle a] envie de voir ». « Elle n’est pas dans la mode, c’est sûr, souligne Suzanne Tarasieve. Mais elle engendre une vraie œuvre. »

La peinture ? Quand Eva Jospin se pose la question de savoir si elle y reviendra, elle se la pose en termes techniques : quel vernis, quel type de pigment, quel enduit, sur quel support ? « Mon problème n’est pas de m’exprimer, je le fais déjà. Ce que je voudrais résoudre, c’est la physicalité de ce médium. Au-delà de la représentation, je suis sensible aux surfaces », ces parfaits supports de projection mentale.
 

« Eva Jospin. Folie »
jusqu’au 4 novembre 2018. Domaine de Chaumont-sur-Loire, Centre d’arts et de nature, Chaumont-sur-Loire (41). Tous les jours, de 10 h à 20 h. Tarifs : 6 à 18 €. www.domaine-chaumont.fr
« Eva Jospin. Regard d’artiste »
jusqu’au 14 octobre 2018. Domaine de Trévarez, Saint-Goazec (29). Tous les jours, de 13 h 30 à 18 h 30, à partir de 10 h du 1er juillet au 30 août. Tarifs : 1 à 7 €. www.cdp29.fr
 
1975 Naissance à Paris
2013 Carte blanche à Eva Jospin, Manufacture des Gobelins, Paris, France
2016 Cour carrée du Louvre, Paris, France
2017 Pensionnaire à la Villa Médicis
2018 Installation d’une œuvre pérenne à l’entrée du micro-quartier Beaupassage à Paris, réalisé par le groupe Emerige rive gauche

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°714 du 1 juillet 2018, avec le titre suivant : Eva Jospin - L’appel de la forêt

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