Bande dessinée

Enki Bilal - Don Quichotte de la planche

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 21 août 2008 - 1912 mots

Humaniste et auteur engagé, le dessinateur est aussi devenu un artiste contemporain dont les dessins atteignent des sommets dans les ventes aux enchères.

Auteur prolifique, vous avez publié depuis vos premières histoires dans Pilote en 1972 près d’une trentaine d’albums. Aujourd’hui, vous ne captez plus seulement les passionnés de bulles, mais aussi les amateurs d’art. D’art populaire, la bande dessinée est-elle en train de devenir un art pour collectionneurs  ?

Enki Bilal : Effectivement, la bande dessinée est entrée dans le marché de l’art. C’est, en quelque sorte, le retour en grâce du dessin. On semble réaliser de nouveau que le dessin est le plus noble des arts graphiques. L’exposition qui m’a le plus touché, au point de me faire venir des larmes aux yeux, reste et restera la grotte de Lascaux, la vraie. Le dessin est un art instinctif que les enfants possèdent dès leur plus jeune âge : ils griffonnent, représentent ce qu’ils voient  ; c’est l’étrange connexion entre le cerveau et la main.
Au cours du XXe siècle, le dessin a été dévalué au profit de l’art conceptuel, on a eu le sentiment que l’art traditionnel était épuisé. La bande dessinée a souffert de l’image dégradante d’un art enfantin, méprisé d’une intelligentsia, alors que le dessin est fondateur par rapport à la sculpture, à la peinture, à la vidéo, au cinéma... La bande dessinée brasse pratiquement autant de styles qu’il y a de dessinateurs. On ouvre un album, et une personnalité s’impose. L’école française est riche d’énormément de courants, de talents. Il y a des auteurs et une vraie qualité de graphisme. Il faut savoir tout dessiner, les décors, les perspectives, les expressions... Cela explique le regain d’intérêt des collectionneurs.

Votre Femme piège, composition à l’acrylique et au pastel, a atteint 176 900 euros chez Artcurial. Bleu Sang, parti à 177 000 euros, a battu le record du monde pour un auteur de B.D. Être l’un des dessinateurs de B.D. les plus cotés sur le marché de l’art, cela change quoi pour vous  ? Y gagnez-vous en liberté pour entreprendre, vous l’artiste off limits, réalisateur de trois films, d’affiches, de couvertures de disques ou de magazines... ?
Bien sûr, c’est une fierté pour moi d’être très coté de mon vivant. Mais je n’ai pas besoin de cela pour me sentir libre. J’ai envie de continuer à faire des films et des albums en parallèle, les uns se nourrissant des autres. Le reste, les décors, les costumes, pour des ballets ou des opéras, c’est le hasard des rencontres. Je n’ai rien programmé  ; que ce soit le chorégraphe Angelin Preljocaj ou le musicien contemporain Denis Levaillant, le metteur en scène André Engel ou les cinéastes Alain Resnais et Michael Mann... tous sont venus vers moi.
Chaque fois, j’ai été surpris et séduit, cela ouvre mon horizon, je me mets au service d’autres créateurs, je sors du splendide isolement de l’auteur dans son atelier. Changer de médium est enrichissant, c’est quelque chose que je conseille à tous les artistes.
Pour ce qui concerne la bande dessinée, elle reste artisanale  ; ce n’est pas un travail industriel qui nécessite de gros moyens financiers, mais plutôt de la volonté, de l’énergie, de la créativité. Même sans cette reconnaissance médiatique et financière, je ferais le même parcours.

On vous a comparé à de nombreux peintres : Basquiat, Lichtenstein, Hopper, on vous a même surnommé le « Michel-Ange de la bande dessinée » ! De quel artiste vous sentez-vous le plus proche  ?
Je me sens plus proche de Hopper que de Basquiat. Mes goûts vont vers Francis Bacon, Lucian Freud, Velikovitch, Edvard Munch... Le cinéaste rare Peter Watkins m’impressionne toujours beaucoup. Et puis les « monstres » Picasso, Goya pour la partie sombre de son œuvre, Delacroix dans mes jeunes années, Le Greco pour la folie des couleurs, les proportions. Mes goûts sont assez classiques et vont vers les artistes dont on sent la culture du dessin. C’est sûr que les démarches de Rothko ou Buren me touchent a priori moins.

Êtes-vous collectionneur  ?
Non, pas vraiment. L’idée de posséder, je n’ai pas cette fibre-là.

Que les récentes ventes aux enchères de vos dessins aient atteint des sommets, cela vous paraît-il justifié ? Ou considérez-vous que la bande dessinée doit rester accessible au plus grand nombre ?
Qu’elle soit plus ou moins accessible est un choix qui appartient à l’auteur. J’ai fait celui d’une certaine ambition, voire complexité. Ce sont les thèmes que je traite qui l’imposent en partie. J’ai la chance que de nombreux lecteurs me suivent. Car sur la forme aussi j’ai fait beaucoup de ruptures. La plus radicale étant celle de peindre chaque case individuellement comme un tableau. Le texte et le montage se faisant sur ordinateur.
Les acheteurs de mes œuvres ont dû être sensibles à cette évolution.
À l’avenir je souhaite d’ailleurs m’orienter vers de grands formats pour me confronter à quelque chose de nouveau. Si je veux faire de la peinture, il va falloir que je rompe avec toute idée de narration...

Que préparez-vous actuellement  ?
Je suis sur un album qui sortira au début de l’année prochaine, un album plus graphique, pour lequel je travaille aux crayons et au pastel sur papier gris. Encore une vision prospective, sur l’évolution du monde humain-animal confronté aux dérèglements planétaires. Je vais également commencer l’écriture d’un nouveau film.

Comment expliquez-vous votre succès planétaire, jusqu’au Japon, pays des mangas  ?
Je bénéficie d’une grande reconnaissance au Japon, j’y suis reçu comme un artiste contemporain multimédia. C’est un peuple curieux de tout, passionné par tout ce qui se passe dans le domaine de l’art. Il semblerait que j’aie un style assez universel, qui traverse les frontières. J’ai senti cela aussi en Inde, où les Indiens me considèrent comme issu de leur culture. Je pense que c’est aussi parce que mes influences ne sont pas seulement occidentales. Je suis originaire de l’ex-Yougoslavie : les Balkans constituent un pont naturel vers l’Orient.

De Bangkok à New Delhi, de Naples à Tokyo, vous êtes demandé un peu partout pour des expositions. Quels pays vous paraissent les plus créatifs  ?
Il y a un foisonnement au Japon, en Chine, en Asie de manière générale : c’est un continent impressionnant de force et de vitalité. J’y vais souvent. Là-bas, les gens qui ont une vie dure abordent les difficultés différemment. C’est peut-être dû au bouddhisme.
À l’inverse, je ressens en France une sorte d’immobilisme et de fatalisme. Il ne faudrait pas que cela devienne un pays muséal, au sens péjoratif du terme. Il n’est qu’à voir les crispations autour des tours de Jean Nouvel.

Vous avez déclaré que la France est un pays de culture verbale et non d’une tradition d’image. Et que tous ceux qui se confrontent à l’imaginaire sont moins bien perçus que ceux qui se consacrent au seul verbe. Votre consécration actuelle en France vous fait-elle changer d’avis  ?
C’est un constat que j’ai fait depuis longtemps, mais les choses semblent évoluer positivement. Si je reste attaché à la narration et à l’édition, c’est précisément parce que l’interaction écriture-peinture représente selon moi un plus pour la culture de langue française. C’est une belle langue que l’image peut sublimer encore davantage.

Comment vous est venue l’envie de dessiner  ?
C’est de l’ordre du viscéral, dès l’enfance. Gamin, j’ai été sélectionné pour jouer dans un film à Belgrade : j’interprétais le rôle d’un petit garçon qui dessinait dans les rues. On est venu me « caster » dans mon école. La maîtresse m’a désigné, de manière prémonitoire...

Né à Belgrade d’un père bosniaque musulman et d’une mère tchèque catholique, vous arrivez à Paris dès l’âge de dix ans. Pourtant, vous n’en finissez pas de régler vos comptes avec tous les totalitarismes et les intégrismes. Vous semblez fou d’info, on vous aurait imaginé aisément grand reporter.
Je suis passionné par l’histoire contemporaine, la prospective, l’actualité. Tout est lié. Je suis un peu grand reporter, en effet, quand je voyage pour préparer mes histoires. La géopolitique, la place de l’homme au centre de l’univers sont mes sources d’inspiration. J’ai envie de montrer, de dénoncer à quel point l’homme est broyé par les systèmes qu’il invente lui-même. L’histoire a surtout produit des périodes dures, le paradis sur terre est une utopie, une mièvrerie absolue.

Êtes-vous quelqu’un de pessimiste  ?
Non, lucide, réaliste. Ceux qui me taxent de pessimiste sont aveugles  ! Je compose avec le monde dans lequel je vis, avec ses injustices, ses violences. Mais la planète reste par d’autres côtés magnifique, malgré les dommages honteux qu’on lui fait subir.
C’est le rôle des artistes, aujourd’hui plus que jamais, d’alarmer sur la perte de pouvoir du politique, bouffé par le diktat de l’économie. Le marché exerce une dictature plus dévastatrice que Staline et Hitler réunis dans le sens où elle va tuer davantage encore : ainsi l’Afrique est un continent sacrifié… La globalisation crée des addictions dont les « pauvres » sont les premières victimes. Un artiste doit être en réaction.

Êtes-vous engagé dans certaines causes sur le terrain  ?
Cela m’est arrivé lors de l’éclatement de la Yougoslavie ou pour des associations comme Handicap International. Mais je ne cherche pas à être un homme public, je suis dans la réserve, j’essaie de garder une forme d’autonomie. Je suis plus efficace dans mon art, en faisant de la prospective.
J’avais annoncé dans mes albums la chute du communisme à l’Est, le talibanisme en Afghanistan, l’obscurantisme des trois monothéismes, le terrorisme aveugle, symbolique. J’avais malheureusement anticipé les attentats à New York. De fait, c’était prévisible  ! La seule chose qui ne l’était pas, c’était l’ampleur, l’audace de ce terrorisme. Presque une monstrueuse performance d’art contemporain en temps réel  ! Un acte artistique destiné à frapper, à choquer, à faire mal  ! Avec des images inondant en boucle la planète entière. C’est aussi une préoccupation artistique d’être vu par le plus grand nombre  !

Êtes-vous athée  ?
Athée, agnostique dans les moments de relâche.

Quel est votre rapport à la mort  ?
Je n’aime pas la mort, mais elle ne m’obsède pas.
Je n’aime pas la violence non plus. Celle qui est représentée dans mes albums est un exutoire, une thérapie. Ce qui s’est passé en Yougoslavie m’a choqué  ; j’aimais les métissages multiples dont était fait ce pays. Son éclatement est une régression.

Comment voyez-vous le monde évoluer  ?
Nous sommes dans un monde, je le répète, en régression sur le plan humain. Où est l’humanisme  ? la solidarité  ? Il y a de plus en plus d’inégalités, d’égoïsmes, d’enfermements et de replis communautaires, loin de l’aventure espérée d’un nouveau siècle en rupture avec la monstruosité du précédent. La globalisation a un effet pervers, elle nous rend agressifs, suspicieux, « insecure », entraîne des repositionnements religieux dangereux. Seule lueur d’espoir : la prise de conscience, enfin, grâce aux nouvelles générations, de la fragilité extrême de notre planète. Nous sommes face à une responsabilité historique, face à un état d’urgence.

Biographie

1951
Naissance à Belgrade (Serbie).

1972
Passage aux Beaux-arts de Paris et première publication dans Pilote.

1980
Publie La foire aux immortels, premier de la trilogie Nikopol.

1982
Dessine une partie des décors du film d’Alain Resnais La Vie est un roman.

1989
Signe son premier film, Bunker palace hôtel.

1991
Exposition « Opéra bulle », à la Grande Halle de la Villette.

1993
Froids équateur est élu meilleur livre de l’année par le magazine Lire.

2007
Bleu sang est vendue aux prix record de 177 000 € chez Artcurial.

Enki Bilal, empereur du 9e art Avec ses décors futuristes où évoluent des héros hybrides aux corps blafards, écorchés par un trait violent, bleutés par une lumière post-apocalyptique qui tranche parfois avec le rouge de leur sang, Bilal a inventé sa propre esthétique. Et quand de la planche il passe au format de la toile, comme avec Bleu sang adjugée 177 000 euros chez Artcurial, celle-ci enflamme la salle des ventes, attestant du génie de l’artiste qui réussit à hisser la BD au rang d’art majeur.

Caen et la fin du monde « Où étiez-vous le 11 septembre ? » interroge l’exposition du Mémorial de Caen qui recompose l’avant et l’après de l’attentat sous l’angle scientifique de l’histoire, mais aussi par la prise en compte des souvenirs individuels et personnels, à partir de documents, de vestiges et d’objets trouvés. L’occasion de décrypter le contexte et les enjeux géopolitiques de l’attentat qui a secoué la planète, et d’analyser l’effervescence médiatique sur laquelle s’est fondé un mythe.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°605 du 1 septembre 2008, avec le titre suivant : Enki Bilal

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