Architecture

E-1027 maison en bord de mer 

Eileen Gray, le modernisme en bord de mer

Par Renaud Barrès · L'ŒIL

Le 1 juin 2002 - 1435 mots

« E-1027 maison en bord de mer » : c’est par ce titre à la fois énigmatique et poétique que les lecteurs de la célèbre revue L’Architecture Vivante (1923-33) découvrent la première réalisation architecturale d’Eileen Gray, en 1929. « E-1027 », une volontaire consonance de prototype et « maison en bord de mer » signifiant à la fois un programme et un territoire immuables.

Eileen Gray Villa E-1027 vue extérieure
Eileen Gray et Jean Badovici, Villa E-1027 - En arrière-plan, les Unités de camping de Le Corbusier
Photo Manuel Bougot
© FLC / ADAGP
Courtesy Hélène Fincker

Eileen Gray, au début des années 20, n’est pas une inconnue en France : d’origine irlandaise, elle s’est installée à Paris dès 1902 et s’est faite remarquer à la veille de 1914 par des réalisations raffinées de meubles, lampes, et surtout de paravents à la laque parfaitement maîtrisée. Au sortir de la guerre, elle fait la rencontre de Jean Badovici, architecte roumain venu terminer ses études en France, et celui-ci l’initie à la modernité et à l’architecture. Conscient du talent mais aussi de la fortune personnelle de son amie, Jean Badovici propose en 1926 à Eileen Gray de chercher un petit terrain en bord de mer sur lequel elle pourrait, avec son assistance, lui construire une maison de vacances et ainsi s’essayer à l’architecture. C’est à Roquebrune Cap Martin, commune préservée proche de la frontière italienne, que cette dernière s’enthousiasme pour un terrain composé de cultures en terrasses dessinant avec bonheur des strates géométriques plongeant jusqu’à la mer. Le programme de E-1027, quant à lui, est court mais complexe à mettre en œuvre : une maison pour un homme seul, sportif, qui aime accueillir de nombreux amis. La construction, mais aussi le mobilier et tout ce qui participe à l’équipement, vont répondre au plus juste à ce programme tout en le surpassant largement. L’idée première est la relation au site, qui est double. Il y a la relation physique : la maison calée sur une restanque (dénomination locale des terrasses artificielles plantées), tel un bateau amarré à son port d’attache, joue avec les strates horizontales pour délimiter deux zones aux fonctions bien distinctes : au Nord la partie ouverte aux visiteurs, dans laquelle serpente le petit chemin d’accès, et au Sud, face à la mer, l’espace de loisir privé, accessible uniquement par le biais de la maison. Il y a aussi la relation territoriale : Eileen Gray et Jean Badovici s’appliquent ici à démontrer que l’on peut concevoir une architecture spécifique à un climat, à une topographie et à une manière de vivre, sans trahir la modernité. De fait, aux incontournables « cinq points de l’architecture moderne » (pilotis, toit terrasse, plan libre, façade libre et fenêtre en longueur), ils intègrent non seulement la typologie architecturale locale, avec les persiennes niçoises ou la terrasse à couvert mais aussi les habitudes de vie du Midi, avec une cuisine en extérieur sous auvent et divers et ingénieux systèmes de ventilation naturelle. La seconde idée force est la circulation. Complexe mais parfaitement étudiée, elle est tout à la fois un reflet du programme – chaque espace de la maison possède un accès indépendant permettant de vivre à plusieurs sans se déranger – et aussi celui des relations sociales de l’époque – la circulation de la bonne est indépendante afin de ne pas perturber le bien être des convives.

Enfin il y a l’équipement : pour les architectes, la maison doit permettre de faire et de proposer sans imposer, les scénarios des possibles. A la promenade architecturale de Le Corbusier conçue pour un spectateur en mouvement, Eileen Gray et Jean Badovici opposent la scénographie architecturale où l’utilisateur est un acteur à part entière. Et tous les éléments, chaises, tapis, paravents sur rails, tables pliables et escamotables, dus essentiellement au génie d’Eileen Gray, participent de cette idée que la maison doit être le prolongement de l’homme et doit pouvoir le servir dans toutes ses aspirations.

Villa E-1027 - La pièce principale avec le mobilier conçu par Eileen Gray © Manuel Bougot
La Villa E-1027 et sa pièce principale avec le mobilier conçu par Eileen Gray.
Photo Manuel Bougot

Dès le chantier terminé, E-1027 reçoit l’éloge de l’avant-garde architecturale, et notamment de Le Corbusier, qui fait un séjour sur place avec sa femme et s’enthousiasme à la fois pour l’architecture et pour le site enchanteur du Cap Martin. Ce dernier viendra désormais régulièrement chez Jean Badovici. Eileen Gray, pour sa part, commence dès 1932 la construction de sa propre maison, Tempe a Pailla, sur les hauteurs de la commune voisine de Menton, qu’elle achève en 1934. Tout se passe pour le mieux jusqu’en 1938, date à laquelle Le Corbusier décide, sans en dire un mot à Eileen Gray, de réaliser un ensemble de peintures murales à l’intérieur et l’extérieur de E-1027, modifiant à dessein radicalement la perception de la maison et mettant en avant l’auteur de ces fresques. Eileen Gray ne pardonnera pas ce geste jugé par elle comme un acte de vandalisme.

Durant la guerre, E-1027 est occupée par les armées italiennes puis allemandes, non pour ses qualités architecturales, mais plus prosaïquement pour sa structure de béton armé qui en fait un bon abri en cas de bombardement. Une des peintures extérieures de Le Corbusier est même utilisée comme cible d’entraînement. Malgré cela, Jean Badovici récupère sa propriété en relativement bon état, avec le mobilier, à la fin du conflit. En 1949, Le Corbusier propose à Jean Badovici de lui louer E-1027 pendant l’été pour travailler avec un petit groupe d’architectes sur les plans d’urbanisme de Bogota. C’est ainsi que, ne sachant comment assurer l’intendance pour toute son équipe, il s’adresse au petit bar-restaurant L’Etoile de Mer qui vient d’ouvrir juste à quelques mètres au-dessus. L’ambiance y est particulièrement chaleureuse et l’architecte se lie d’une amitié durable avec le propriétaire Thomas Rebutato. A la fin de cette même année 49, Jean Badovici et Le Corbusier se disputent, et ce dernier se voit dans l’impossibilité de poursuivre ses séjours à E-1027. Désirant néanmoins continuer à venir se reposer au Cap Martin, Le Corbusier réalise en 52 un cabanon pour sa femme et lui-même dans le prolongement de L’Etoile de Mer. Et en échange du terrain, qui appartient à Rebutato, l’architecte dessine et co-finance cinq cellules d’habitat temporaire, les Unités de camping, que Monsieur Robert (surnom de Thomas Rebutato) mettra en location dès leur réalisation, en surplomb de E-1027, en 1957.

En 1956, Jean Badovici décède brutalement, et la maison est rachetée quatre ans plus tard par Madame Schelbert, sur les directives de Le Corbusier qui entend ainsi s’assurer de la préservation de ses peintures murales. E-1027 et son mobilier spécifique sont maintenus en relativement bon état jusqu’en 1982 : Madame Schelbert décède et son médecin personnel en prend possession. Ce dernier vend l’ensemble du mobilier aux enchères en 1991 et délaisse totalement la maison qui se dégrade rapidement. Après son décès tragique en 96, E-1027 est ouverte à tous vents, squattée et consciencieusement pillée du peu de mobilier fixe restant encore en place.

La Maison en bord de mer n’est sauvée in extremis que par la ferme volonté de la commune de Roquebrune Cap Martin et du Conservatoire du Littoral de sauver ce site de première importance dans l’histoire de l’épopée de l’architecture moderne méditerranéenne. Déjà associés dans la préservation du Cabanon Le Corbusier, racheté par le Conservatoire en 1979 et géré depuis par la commune, ils unissent à nouveau leurs efforts pour acquérir, après de difficiles tractations, E-1027 et ses jardins le 25 octobre 1999. Comme si le soleil était revenu durablement, la famille Rebutato décide alors de la généreuse donation de L’Etoile de mer et des Unités de camping, trait d’union indéfectible entre la réalisation d’Eileen Gray et Jean Badovici et celle de Le Corbusier.


Cet ensemble architectural et paysager hors du commun doit maintenant être restauré comme le jalon emblématique de la première modernité architecturale du Midi, avant d’être ouvert à la visite et de devenir un ensemble vivant, ouvert sur l’avenir, comme centre de recherche et d’accueil sur l’architecture moderne.

Guide pratique

- A Roquebrune Cap Martin
La Villa Eileen Gray est aujourd’hui inaccessible au public parce que les conditions de visite sont dangereuses. On peut néanmoins la voir depuis la promenade du bord de mer. Un plan de restauration et de mise en valeur est en cours d’étude et une association de sauvegarde a été créée à cette fin. « Association de sauvegarde du site Eileen Gray-Le Corbusier à Roquebrune Cap Martin », E-1027 promenade Le Corbusier 06190 Roquebrunue Cap Martin tél. 04 92 10 48 13 ou www. E-1027.com

- Ce qu’on peut visiter
Le cabanon construit en 1952 par Le Corbusier et qui fait partie de l’ensemble. C’est le plus petit monument historique classé de France : une seule pièce de 12 m2. Comme l’espace reste fragile, les visites sont limitées à 15 personnes le mardi et le vendredi à 10h et l’inscription est nécessaire auprès de l’Office de Tourisme de Roquebrune Cap Martin au 04 93 35 62 87.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°537 du 1 juin 2002, avec le titre suivant : Eileen Gray

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