Duncan Phillips

L’œil du collectionneur

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 juillet 2004 - 1575 mots

Réunissant plus d’une cinquantaine de toiles de la collection de Duncan Phillips, l’exposition de la fondation Gianadda présente une réflexion personnelle de cet éminent collectionneur : ouvrir l’art à tous.

« Le besoin de posséder et celui de rassembler, de conserver les objets ou les tableaux est inséparable du goût de la rareté et de l’instinct de la découverte […] Le premier collectionneur ne créa pas le goût mais il inventa, sans doute malgré lui, une forme de névrose dont les victimes comptent parmi les hommes les plus surprenants et les plus attachants de leur siècle », écrit Pierre Cabanne en 1961 dans Le Roman des grands collectionneurs. S’il s’attarde longuement sur le cas obscur de l’extravagant docteur Barnes, lui consacrant un chapitre entier, nulle mention n’est faite de Duncan
Phillips (1886-1966), contemporain du premier, soucieux comme lui de soumettre à son regard une collection exemplaire, homogène, exprimée par un jeu intuitif et construit d’analogies, mais soucieux surtout et à la différence du despotique docteur, de l’ouvrir largement au public et de guider pas à pas, pièce par pièce, lien par lien le néophyte ou l’amateur au cœur de l’histoire de l’art en général et de l’art moderne en particulier.
Une manière de missionnaire appréciable comme l’exact revers de l’exclusivité fanatique et sélective dont fit montre le docteur Barnes, mais rejoignant par là le besoin narcissique partagé par la plupart des collectionneurs, d’exprimer un regard, une méthode d’appréhension et de compréhension singulières et sans doute d’avoir l’illusion de participer à l’histoire. Alors que les valeurs artistiques modernes sont progressivement devenues des gages de prestige mondain, l’essentiel des grandes collections américaines a été amorcé à la toute fin du xixe siècle par la bourgeoisie industrielle et financière, prenant appui sur le triomphe annoncé du sillon impressionniste, à l’image de Mary
Cassatt, Erwin Davis ou Louisine et Henry Havemeyer. L’incontournable marchand parisien Durand-Ruel (1831-1922) sera au seuil du XXe siècle l’un des relais les plus sûrs et les plus audacieux entre la peinture européenne et le Nouveau Monde. Impressionnistes et néo-impressionnistes trouveront dans sa galerie new-yorkaise, établie en 1899, une vitrine énergique et habile. C’est d’ailleurs chez lui que Duncan Phillips fera l’acquisition de la pierre angulaire de sa collection, le célèbre Déjeuner des canotiers (1881-1881, ill. 1). « Le Renoir qu’il me faut », avait alors sommé Phillips, un Renoir « qui vaut tous les Titien ou Giorgione et mieux que tous les Rubens. Sa gloire est immense et les gens feront des milliers de kilomètres jusque chez nous pour le voir ». C’est chose faite en 1923. Et le public se presse encore aujourd’hui. Deux ans plus tôt, Duncan Phillips engage discrètement et progressivement son ouvrage, fixant très vite sa collection dans le cadre d’une fondation en mutation permanente. Ce sera la Phillips Memorial Gallery, fondée à Washington en 1921, en hommage à son père et à son frère récemment disparus. Il installe l’ensemble balbutiant (mais déjà riche de quelque deux cents œuvres) dans sa propre maison, 1 600, 21e Rue à Washington DC, redoublant le caractère intime et personnel qu’il souhaite assigner à l’ensemble. La maison est bientôt entièrement consacrée à la collection grandissante, balayant un large spectre, du Greco à Rothko en passant par La Route de Vétheuil de Monet, Les Rochers de Mouthier
de Courbet, une Montagne Sainte-Victoire de Cézanne, L’Émeute de Daumier (ill. 2) mais aussi une belle sélection de peintres américains, avec Arthur Dove, Georgia O’Keeffe ou Karl Knaths. La galerie est alors structurée par un système appliqué et souvent percutant d’analogies, alternant pièces anciennes et contemporaines, soulignant ici une conversation entre le Saint Pierre repentant du Greco acquis en 1922 et La Chambre bleue de Picasso (ill. 7), là un regard entre Arthur Dove et Bonnard (ill. 4) ou un échange entre Constable et John Marin. Le Greco décidément, pièce maîtresse de la collection, dont les puissants rythmes colorés seront reliés par les soins de Phillips à Cézanne (ill. 3), autant qu’à Arthur Dove.
Des rapprochements relativement fructueux, largement légitimés par la qualité des œuvres. L’expérience analogique se met d’ailleurs curieusement en place à rebours, les œuvres anciennes venant enrichir tardivement la collection, comme pour mieux légitimer les productions modernes en les inscrivant dans une continuité formelle et optique, refusant une mythologie de la modernité esthétique comme rupture. Dans la maison bourgeoise, les accrochages se succèdent, s’ajustent, suscitent des conversations et liens nouveaux entre les peintures, au mépris de toute considération chronologique. « Je suscite des sympathies entre les artistes, de différentes parties du monde et de diverses périodes de l’histoire, justifie-t-il en 1926, et je retrace leur ascendance commune, leur commun rapport aux maîtres anciens qui ont anticipé les idées modernes. » Non pas pour acheter l’histoire qu’il manquait aux États-Unis, mais pour éclairer rétrospectivement les explorations picturales modernes, et en suggérer les racines multiples. Ainsi la collection s’offre-t-elle le luxe extraordinaire d’inclure un saint Pierre de Goya, et un autre du Greco.

Une collection des origines de l’art moderne
Alors que bien souvent les collectionneurs troquent progressivement l’ancien pour le moderne, Duncan Phillips enrichit régulièrement sa collection de pièces plus anciennes, acquérant en 1955 Genzano de Jean-Baptiste Corot ; en 1945 Les chevaux sortant de la mer d’Eugène Delacroix, en 1948 ; La Petite Baigneuse d’Ingres ou le Saint Pierre repentant de Goya (ill. 6) en 1936, légitimant ainsi ses suggestions et considérations sur les racines de l’art moderne. En 1951, il écrit au marchand new-yorkais Paul Rosenberg, à qui il achète le Jambon de Gauguin (ill. 5), il « ressemble tellement à la collection, et nous en avons un tel besoin en tant que source de la peinture postérieure, que nous ne pourrons pas y résister ». Un tel système analogique doit beaucoup aux lectures de Phillips, à son intime vision des beaux-arts. En 1907 déjà, le jeune étudiant issu d’une riche famille d’industriels, publiait un article dans le Yale Literary Magazine et y défendait le besoin d’art, dans un puissant dithyrambe pétri d’accents idéalistes puisés à la lisière du siècle précédent. Les modèles influents sont alors, John Dewey, les critiques Clive Bell et Roger Fry, lectures inlassablement converties et exposées dans les articles que le collectionneur publie régulièrement. Il écrit, clarifie, entretient un minutieux journal, fixe ses idées sur l’art toute sa vie durant, érigeant sa propre méthode d’apprentissage en un quasi système éducatif. Des lectures qui brideront sans doute quelques audaces, et expliquent les choix effectués en même temps que les dates des acquisitions. Picasso, Klee (ill. 8) et même Van Gogh rejoignent la collection pour la plupart dans les années 1940 seulement. La lente formation du goût de Phillips, son apprentissage minutieux et tempéré ne lui permettront que peu de hardiesse de la première heure, ses appétences artistiques s’ajustant relativement à celles du public d’amateurs éclairés. Loin des acquisitions spéculatives des marchands, ou du flair divinatoire de collectionneurs de la trempe de Walter Arensberg ou Katherine S. Dreier. À la vision de l’ « Armory Show » à New York, exposant pour la première fois les trublions, futures têtes de proues de l’art moderne, Duncan Phillips ne peut dissimuler son effroi devant ce qu’il qualifie de ramassis de vulgarité. Et en décembre 1913, il publie en ce sens, un article épouvanté dans International Studio. Le souci premier de Phillips est alors bien davantage l’intensité de sa collection, son homogénéité, son exemplarité historique autant que formelle. La collection comme modèle d’apprentissage. Et non pas le fruit d’un anticonformisme au service de l’avant-garde bravant le consensus esthétique. Sa fortune lui permet d’ailleurs d’acquérir des œuvres déjà chères parce qu’intégrées depuis longtemps dans la logique et le circuit marchands. Le Renoir lui coûtera 125 000 dollars, une petite fortune à l’époque, et c’est donc en amateur érudit, aux valeurs esthétiques théoriques déjà esquissées, que Phillips équilibre lentement sa vision de l’art moderne. C’est aux correspondances formelles et sensibles que Phillips s’en remet pour assembler en un seul organe sa luxueuse collection. C’est à l’œil et à la sensibilité, à l’autonomie du champ esthétique que Phillips s’arrête. À la couleur, ses vibrations, son rythme et ses résonances que le collectionneur se fie. Rien d’étonnant alors à ce que Bonnard demeure l’une des présences majeures de son ensemble, et que tardivement De Staël et Rothko trouvent large grâce à ses yeux. Mais à mesure que ses goûts
s’affinent, les sélections se débrident, en particulier dans les années 1940, ouvrant les portes de
la galerie à des expériences plastiques plus audacieuses, même si elles répondent toujours à la religion de la sensation, celle qui stimule invariablement l’œil du collectionneur américain. Ainsi Kenzo Okada, Willem DeKooning, Richard Diebenkorn, Morris Graves rejoignent-ils la collection dans les dernières années, le libérant de la désormais traditionnelle fidélité du public américain à l’école de Paris et formant finalement une collection de peintures « où chaque élément serait posé à sa place, dans une vision d’ensemble, exactement comme l’artiste construit son monument ou son décor ». Un vœu émis en 1926 par Duncan Phillips, bien avant d’apporter la touche finale, en 1966, à cette collection sans doute elle aussi conçue comme une composition picturale.

L'exposition

« Chefs-d’œuvre de la Phillips collection, Washington » est visible du 27 mai au 27 septembre, tous les jours de 9 h à 19 h. Plein tarif : 18 FS (12 euros) ; tarifs réduits : 16 et 11 FS (soit 11 et 7,5 euros). MARTIGNY (Suisse), fondation Pierre Gianadda, Martigny, rue du Forum 59, tél. 041 27 722 3978, www.gianadda. ch

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°560 du 1 juillet 2004, avec le titre suivant : Duncan Phillips

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