Dresde, la Florence de l’Elbe

Par Maldonado Guitemie · L'ŒIL

Le 1 juin 2001 - 1582 mots

Grâce à la politique menée par Auguste le Fort et surtout par son fils Auguste III, le patrimoine artistique de Dresde s’enrichit d’œuvres acquises aux quatre coins de l’Europe. Au Musée des Beaux-Arts de Dijon, la collection de la Gemäldegalerie rappelle ce que la ville doit à ces princes, amateurs d’art bien conseillés.

Dresde, 1905. Cinq étudiants en architecture fondent le groupe Die Brücke (le pont) et choisissent pour emblème de leur volonté de rupture avec le passé le Pont Auguste, qui franchit l’Elbe et relie la ville ancienne à la ville neuve. Depuis ce lieu symbolique s’élance alors l’une des voies de l’avant-garde, rompant avec la tradition et pourtant favorisée par l’intense rayonnement artistique que connut la ville depuis le XVIIIe siècle. Ce même pont, construit par Pöppelmann, Bellotto le peignit en 1741 dans un panorama de la ville aussi précis que composé : à droite, sur la rive du fleuve, la Hofkirche, cathédrale catholique derrière laquelle on aperçoit le château et sa tour, des palais, la bibliothèque von Brühl, la Gemäldegalerie (galerie de peintures) et la coupole de l’église protestante, la Frauenkirche, tout juste achevée. Cette vue de la ville, devenue classique, permet de saisir la magnificence baroque de ce « petit paradis », hélas en grande partie balayé par les bombardements alliés en 1945. Mais bien avant cet épisode tristement célèbre, le XVIIIe siècle vit la capitale de la Saxe et ses Princes électeurs au faîte de leur puissance, heures fastueuses dont témoigne encore aujourd’hui la collection de la Gemäldegalerie, l’une des plus riches d’Europe.

Cadres dorés et parquets cirés
Goethe la visita pour la première fois en 1768 et écrivit son enthousiasme : « L’heure arriva, attendue avec impatience, où la Galerie devait ouvrir. J’entrai dans ce lieu saint et mon émerveillement surpassa tout ce que j’avais pu imaginer. Cette salle où régnaient le faste et la propreté, les cadres étincelants ainsi que le parquet ciré créaient une atmosphère solennelle unique en son genre et qui ressemblait d’autant plus au sentiment avec lequel on pénètre dans une église que le décor de maint temple, l’objet de tant d’adoration semble conçu uniquement pour des buts artistiques sacrés ». Les richesses de ce musée tant admiré par Goethe et par nombre de visiteurs ont été principalement rassemblées par deux générations de souverains éclairés et amateurs d’art qui amorcèrent le passage au Siècle des Lumières et firent de la ville une brillante résidence princière : Auguste le Fort (1670-1733) et son fils Auguste III (1696-1763), à la fois électeurs de Saxe et rois de Pologne. Tous deux voyagèrent en France et en Italie, et furent frappés en particulier par le faste de la cour de Versailles. Ils aiguisèrent leur goût et bénéficièrent jusqu’à la guerre de Sept Ans d’une conjoncture politique et économique favorable à une campagne d’acquisitions d’œuvres d’une ampleur sans précédent. La réussite des deux souverains dut beaucoup aux conseillers et aux agents dont ils surent s’entourer et qui achetèrent en leur nom, en France et en Italie, auprès de collectionneurs, de marchands ou encore lors des grandes ventes de l’époque. Le comte Heinrich von Hoym, ambassadeur de Saxe à Paris, s’acquitta de cette tâche jusqu’à son rappel à Dresde, constituant parallèlement sa propre collection qui entrera par la suite dans celle de la Galerie. Son secrétaire de légation, De Brais, prit sa suite puis le secrétaire de celui-ci, Le Leu, aidé par le sculpteur René Michel Slodtz qui, après la disparition du peintre Hyacinte Rigaud, fit office d’expert pour la cour de Saxe à Paris. En Italie, des agents comme Lorenzo et Ventura Rossi, Pietro Guarienti ou encore Le Plat, secrétaire de la légation de Hollande à la cour de Turin, permirent l’acquisition de nombreuses œuvres : depuis celles du Corrège, de Véronèse, du Carrache, de Titien ou de Guido Reni choisies en 1745-46 dans la collection de la Galerie d’Este à Modène, jusqu’à l’achat de la célébrissime Madone Sixtine de Raphaël en 1753-54. La richesse de la Galerie de Dresde tient donc autant à la volonté centralisatrice des princes qu’au nombre et à la diversité de ses sources dont la liste reflète les liens politiques et intellectuels qui se tissaient alors en Europe. Le patrimoine artistique dresdois s’enrichit ainsi de toiles des écoles du Nord, italiennes et françaises avec une prédilection marquée chez les deux souverains pour les scènes de genre, les scènes paysannes, les scènes de chasse ou les tableaux militaires, les paysages, les vues de villes et les natures mortes à motifs floraux.
La rivalité des grandes cours d’Europe et le risque de voir une œuvre quitter le territoire constituaient à l’époque des arguments de vente fort utilisés par les marchands. Car si les souverains s’intéressent à l’art, c’est autant par goût personnel que par la conscience aiguë du prestige que confèrent les œuvres d’art. Aussi Auguste le Fort se plaisait-il à se faire représenter en Hercule pour ses exploits guerriers et en Mécène pour son soutien aux arts. Toutefois, un changement s’opère dans le rapport unissant le pouvoir et les œuvres d’art. Si les peintres de cour tels que Sylvestre servent encore une conception traditionnelle de l’art comme propagande au service du pouvoir, les œuvres s’émancipent progressivement de cette simple instrumentalisation et ce grâce au statut et à l’espace qui leur sont désormais accordés. Avec Auguste le Fort, la conception évolue du cabinet de curiosités à usage réservé vers l’invention du musée tel que nous le connaissons. Les œuvres ne sont plus conservées dans le château à des fins décoratives et cérémonielles, mais rassemblées dans un bâtiment spécifique et séparé, l’étage principal de la galerie de tableaux du Neumarkt, édifice construit dans les années 1740 et dont l’ordonnancement fut confié à un spécialiste, Johann Christian Heinecken. Les collections sont classées, les tableaux étant isolés et répartis par écoles pour favoriser l’étude de l’art et former le goût. L’historien de l’art allemand Winckelmann insistera sur ce point : « C’est un monument éternel à la grandeur de ce monarque qui, pour la formation du bon goût, a fait venir d’Italie les plus précieux trésors et d’autres pays les plus parfaits produits de la peinture, pour qu’ils soient exposés aux yeux de tous ». Avec Auguste III, l’autonomisation et le traitement scientifique des œuvres se poursuivent, de même que l’ouverture au public, le souverain se montrant de plus en plus conscient de sa responsabilité en matière de culture et d’éducation.

Dresde, la merveilleuse Atlantide
Les peintres locaux ne pouvaient manquer d’être stimulés par l’existence de cette collection et par une telle politique en faveur des arts : si la ville est essentiellement réputée pour son architecture baroque et si l’historien Johann Christian Hasche pouvait déclarer en 1784 ne connaître aucun peintre célèbre ayant exercé à Dresde au XVe siècle, la situation au XVIIIe siècle se trouve radicalement transformée. Succédant au baroque sombre et lourd de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle, apparaissent des œuvres claires. L’évolution est favorisée par la présence des peintres vénitiens appelés à Dresde comme Alessandro Mauro ou Gasparo Diziani. Grâce à ces contacts entre artistes, aux commandes de décorations et d’œuvres monumentales et à la liberté dont ils jouissaient, les peintres (en particulier les paysagistes) connurent à Dresde au XVIIIe siècle une période florissante. L’épanouissement des arts parvint à masquer les signes de crise des années 1740 et 50, mais la Guerre de Sept Ans marqua une césure décisive pour la société saxonne qui entra dans l’ère bourgeoise. Au XIXe siècle, la Dresde paradisiaque des années fastes appartient désormais au passé. Demeurent les édifices baroques et une atmosphère empreinte de nostalgie propice à la rêverie des Romantiques. Carl Gustav Carus peindra ainsi dans une Promenade en barque sur l’Elbe une vision, et non plus une vue, de la ville qui lui semblait une « merveilleuse Atlantide ». Appréciée des promeneurs nocturnes, la ville sera souvent peinte au clair de lune dans la lueur qui sied à l’évocation du passé : là, dans le rêve, subsiste éternellement la ville baroque, rêve qui fit dire à Andersen arrivant sur le Pont Auguste qu’il lui semblait y être déjà venu.

Les expositions

La Gemäldegalerie de Dresde prête au Musée des Beaux-Arts de Dijon plus de 70 tableaux permettant d’évoquer le rayonnement culturel de Dresde, capitale de la Saxe, au XVIIIe siècle et l’importance des échanges avec les principales villes artistiques européennes, notamment Paris. L’exposition s’ouvre sur une série de huit tableaux de Bellotto qui sont des vues panoramiques de Dresde et de Pirna et sont comparés aux paysages d’Alexander Thiel. Suit une galerie de portraits de la famille princière, puis des salles consacrées aux artistes étrangers actifs à Dresde au XVIIIe siècle : français avec Louis de Silvestre, Antoine Pesne, Charles Hutin ou Pierre Subleyras, italien avec Pietro Rotari. Les Allemands sont représentés dans l’exposition par Anton Graff, Anton Kern, Christian Wilhem Ernst Dietrich. Le second volet de l’exposition s’attache à montrer comment furent constituées les collections, par une habile politique d’acquisition. Dijon accueille donc des chefs-d’œuvre de Dürer, Rubens, Holbein, Van Dyck, Poussin, Guerchin, Watteau ou Le Lorrain. Un événement auquel se sont associés des musées français qui ont prêté à cette occasion des œuvres de leur collection. Dans le même temps, des musées parisiens ont prêté près d’une centaine de pièces de porcelaines de Saxe de leurs collections, illustrant la passion du prince Auguste le Fort qui fut à l’origine de la fondation de la Manufacture de Meissen, là où fut redécouvert le secret de la porcelaine au kaolin.

Musée des Beaux-Arts de Dijon

Palais des Etats de Bourgogne, 21000 Dijon, tél. 03 80 74 52 70.
Du 16 juin au 1er octobre.
Horaires : tous les jours de 10h à 18h sauf le mardi. Ouverture exceptionnelle le 14 juillet et le 15 août. Nocturne le jeudi jusqu’à 20h. Tarif : 22 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°527 du 1 juin 2001, avec le titre suivant : Dresde, la Florence de l’Elbe

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