Dans le prisme du miroir

L'ŒIL

Le 1 novembre 2000 - 2006 mots

De Bonnard à Buren, de Man Ray à Claude Cahun, le Musée des Beaux-Arts de Rouen s’interroge sur la persistance de la représentation du miroir dans l’art du XXe siècle. Espace de séduction et d’apparence largement reproduit à la Renaissance, il est aujourd’hui objet de spéculation et d’appropriation de l’espace.

Depuis le mythe fondateur de Narcisse, le miroir n’a cessé d’incarner aux yeux de l’homme occidental l’objet par excellence où se joue non seulement la question de l’image et de sa ressemblance avec le réel mais aussi le problème, plus essentiel, de l’identité. Le miroir réfléchit toujours parfaitement son modèle (bien qu’inversé). Mais un même reflet qui apparaît et se transforme n’est qu’une image ; l’illusion de la profondeur est totale. Seule subsiste une surface sans cesse animée par le jeu des apparences. Les artistes ont tenté de s’emparer de la capacité du miroir à donner aux choses un espace « hors d’elles », un espace où la ressemblance ne reste jamais stable. Symbole de mort et de mystère au Moyen Âge, le miroir n’apparaît comme motif pictural qu’à la Renaissance au moment précis où la ressemblance cesse d’être une figure stable, suffisante et autonome. En effet, l’apparition d’une pensée rationnelle conduit l’homme occidental à douter non seulement du monde qui s’ordonne autour de lui mais aussi de sa propre réalité intérieure. La représentation et l’image entrent désormais en crise. S’ouvre alors le temps privilégié des trompe-l’œil, de l’illusion, des songes et des visions. Désormais, métaphores, comparaisons, allégories vont peupler une peinture occidentale hantée par les problèmes de la métaphysique. Le miroir trouve là l’occasion rêvée d’incarner toutes les vertus, mais aussi tous les vices et les secrets de la représentation. Ainsi, dans la peinture hollandaise, le miroir joue un rôle de redoublement. Dans le Portrait des époux Arnolfini de Van Eyck, il répète ce qui est montré dans la scène peinte mais à l’intérieur d’un espace irréel, modifié et recourbé. De même, la période baroque multiplie les jeux de miroir afin de créer de purs espaces d’ambivalence et d’ambiguïté. Dans d’autres œuvres, notamment le célèbre tableau de Vélasquez Les Menines, le miroir sert à parfaire l’illusion de la profondeur tout en ordonnançant également les éléments de la composition : le peintre, ses modèles, sa toile, les tableaux aux murs. Cependant, chez Vélasquez, le miroir se trouve investi d’autres fonctions. Il entame la nature même de la représentation picturale en indiquant que toute image nous parle intimement de nous. On le sait, l’homme est fait à son image. Mais ici la formule doit d’abord être entendue ainsi : l’homme est défait selon son image. Seul le miroir pouvait ainsi démontrer ce renversement. Que cette problématique ait resurgi de façon obsédante dans les arts du XXe siècle, que les artistes se soient emparés de ce motif troublant pour explorer la question de la représentation, rien d’étonnant à cela. Ce siècle n’est-il pas le siècle de la trahison des images ? N’est-il pas également une époque où l’artiste vient à douter de la nature de l’homme ? Et le miroir dans cette histoire ? Il énonce avec puissance et retenue, grâce et sévérité, une nécessité du regard, une exigence d’ouverture sur l’espace, sur le monde ou plus simplement sur l’homme. L’exposition du Musée des Beaux-Arts de Rouen plonge au cœur de cette problématique en offrant un large panorama des thèmes liés aux miroirs : miroir et féminité, miroir et auto-fictions, le miroir comme objet de spéculation, le miroir outil d’appropriation de l’espace.
Au centre de la toile, une femme de profil, à ses côtés, son double. Leurs poses légèrement dissemblables s’entrecroisent grâce au jeu du miroir. Sur le devant, comme pour mieux souligner l’événement, une coiffeuse apparaît en diagonale avec ses objets de maquillage, ses parfums, une photographie de l’homme aimé (l’artiste lui-même). Bien que datant de 1915, cette œuvre reprend le thème très classique de la femme devant son miroir : ce sujet vaguement érotique avec son jeu pervers où le spectateur perçoit une nudité pourtant toujours cachée, cette scène où s’opposent un modèle féminin et son image, une femme séductrice et un homme créateur. Composé comme un camouflet ironique envers la peinture classique, le sujet de la toile se situe dans un vaste débat qui ne cesse d’agiter les milieux artistiques avancés de l’époque : en quoi le pictural doit-il céder la place au cinématographe, art du XXe siècle. En redoublant le cadre, le miroir forme toujours un champ et un hors-champ que le peintre s’amuse à faire coexister. Sa position centrale crée une béance entre l’original et son double. Il constitue ainsi un raccord, une tentative de montage entre deux corps, entre l’affirmation massive du pictural et la légèreté de son double moderne : le cinéma, incarné ici dans le pâle reflet du miroir. Que le motif choisi soit une femme ne doit rien au hasard. La femme a toujours symbolisé dans la peinture occidentale l’image qui hésite sur sa forme, l’image qui avance, parée des fausses vertus de la couleur et de l’apprêt. Dernier détail, le cadre du miroir n’est pas peint. Il est fait d’une baguette fixée à la toile comme si la matérialité de cette séparation indiquait sans détour que le miroir est aussi un écran symbolique qui ne cesse d’incarner les paradoxes du langage artistique.
On oublie souvent qu’il existe chez Picasso une sorte de lyrisme amoureux dans ses toiles de nu féminin. Chacune est non seulement une étude picturale, celle du corps d’une femme, ici Marie-Thérèse Walter, mais elle est aussi une déclaration d’amour. Dès lors que vient faire ce petit miroir qui se situe en bas à gauche de la toile ? Il est vide. Rien ne s’inscrit dans sa surface, ni le corps présenté, ni même l’artiste en train de peindre son modèle. Il n’est qu’un simple rectangle de couleur qui, avec le bouquet d’iris, apparaît en contrepoint des déformations et torsions de la figure féminine. Un miroir peint dans un tableau, c’est d’ordinaire deux images en une. Ici, c’est l’inverse. Il n’est ni une surface réfléchissante, ni même une machine à produire de l’irréel comme c’est souvent le cas chez les surréalistes. Il ne participe pas plus d’une introspection. Chez Picasso, le miroir exprime toujours un rapport fantasmatique avec la féminité. Depuis les travaux de Freud, on sait que tout amour est fondamentalement narcissique. Dans une relation amoureuse, chacun ne rencontre l’autre qu’à travers son propre fantasme. Pour Picasso, l’autre féminin incarne l’altérité radicale, la première personne dont il tente de prendre connaissance et possession, qu’elle soit sexuelle ou symbolique. Dès lors, le vide du miroir reproduit parfaitement cette peur, cette incompréhension radicale de l’autre féminin, de sa réalité intime à la fois si proche et si lointaine. Le corps au lieu de passer dans le miroir, de s’y loger, reste à la surface du tableau dans un état de morcellement que seul son reflet aurait pu corriger. Tout miroir renvoie à une expérience de l’identité et de l’aliénation puisqu’il offre une image à la fois parfaitement similaire et pourtant si étrange de soi-même. Ce processus d’identification, aujourd’hui appelé « stade du miroir » à la suite d’une conférence de Lacan en 1936, conduit l’homme encore enfant à assumer brusquement sa propre image. À partir de cette expérience fondatrice, profondément narcissique, l’homme établit petit à petit tout un réseau de relations entre lui-même, son milieu social et son environnement. Dans cet Autoportrait, Warhol se présente de face et laisse son ombre occulter la majeure partie d’un miroir qui occupe le centre de la toile. L’étrange précision de ce cadrage n’est pas neutre. Si tout autoportrait nous parle intimement de nous, celui de Warhol constitue un clair refus du transfert de la réalité sur sa reproduction. Pour Andy Warhol, l’image ne retranscrit pas le réel. Elle est là et ne remplace rien. Elle évince toute trace d’intériorité, la vide de tout sens. Le miroir peut bien capter une ombre. Il n’est qu’une image de plus. Puisque chacun a droit à son image, toutes se valent. Ici, le portrait est à la fois exalté par la matérialité du tableau mais aussi résorbé, réduit, en quelque sorte effacé par l’effroyable banalité des images. La toile, au lieu d’ouvrir sur un autre monde, devient paroi, tableau obscur où s’imprime le besoin de spectaculaire d’une société conditionnée par les médias. Or, rien de moins spectaculaire que la réalité intérieure d’un homme. « Si vous voulez tout connaître d’Andy Warhol, regardez à la surface de mes peintures, de mes films et de moi, et j’apparaîtrai. Il n’y a rien d’autre derrière cela. »
Notre reflet dans un miroir offre une représentation spectaculaire de nous-même puisque l’inquiétante étrangeté de notre monde intérieur trouve soudain à s’incarner dans une image. Tout homme devant un miroir découvre d’abord une apparence figée. Il est face à un personnage auquel il essaie de donner vie par le mouvement, par des distorsions ironiques de son visage, des grimaces, par des défis pervers et puérils qu’il lance à son double. Il essaie de l’animer, de le conduire à se différencier. Il tente en fait de construire un autre personnage. L’être humain cherche toujours à se dédoubler dans son image avant même d’affronter autrui. Car le plus terrible dans cette aventure, c’est l’effarante découverte que tout reflet est d’abord le portrait d’un autre. Cet être que je vois, il est parfaitement semblable à lui-même. Il se ressemble et n’a plus avec le monde que les relations d’une image. En recouvrant un miroir d’une couche de peinture qui l’opacifie, Bertrand Lavier interdit toute relation avec cet être familier que nous croisons parfois. Ici, le spectateur ne découvre rien. Il est face à un objet qui refuse obstinément de jouer son rôle. Le regard ne fait plus face à une représentation, ni même un spectacle. Il ne s’agit pas là de passivité, encore moins de captivité. L’œuvre appelle, anime notre regard à travers ce déni du miroir. Il le met en vigilance et nous conduit à ouvrir les yeux. En cela, Bertrand Lavier ne produit pas une critique de notre fascination de l’image. Le miroir, ici, n’interroge pas la vision ; il questionne notre regard et le contraint à s’ouvrir sur tous les aléas du réel. L’œuvre s’impose alors comme la mise en puissance d’un regard, comme l’exigence d’une nouvelle configuration de l’expérience, celle du spectateur.
Le miroir avec sa capacité à reproduire fidèlement les apparences a toujours symbolisé     une vision cohérente du monde. Aujourd’hui, il révèle l’ambiguïté d’un monde toujours plus fragmenté. Rien chez lui ne permet désormais de donner une image claire et cohérente du monde dans sa totalité. Après avoir multiplié les regards, le miroir est lui-même multiple, il se divise. À partir de 1961, Michelangelo Pistoletto utilise de vrais miroirs dans ses œuvres. C’est à cette époque qu’il invente le tableau miroir dans lequel une image photographique se substitue à l’image peinte. Ces figures photographiques, assez inexpressives et statiques, sont incorporées sur une plaque de métal polie qui fait office de miroir. « Avec le miroir, la logique de la perspective est à la fois accomplie et renversée : on pénètre au fond du tableau en s’en éloignant, ou, en d’autres termes, on pénètre dans le tableau – et on se voit y pénétrer – à mesure qu’on s’en éloigne. Le miroir introduit le temps. C’est alors que les choses se manifestent. » Pour Pistoletto, le fond du miroir devient désormais pur espace et dans cet espace le temps trouve sa demeure, son lieu de repos. « J’ai traité le miroir comme un être. Je l’ai détouré. Je me suis aperçu qu’il doublait toute chose sauf lui-même. Le miroir est ainsi devenu le dernier élément de solitude, d’unicité, donc le dernier objet soustrait au temps. Avec le miroir, le temps prend conscience de lui-même. » En convoquant l’actualité de notre reflet, Pistoletto cherche à faire coexiste plusieurs réalités temporelles. Le jeu multiple des miroirs doit donc être perçu comme une exaltation du sublime, celle de l’homme face à son temps.

- ROUEN, Musée des Beaux-Arts, 20 octobre-26 février.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°521 du 1 novembre 2000, avec le titre suivant : Dans le prisme du miroir

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