Art contemporain

Zao Wou-Ki - Le geste à perpétuité

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 21 novembre 2008 - 1372 mots

« Tracer, en musant, les détours de la promenade […], voilà ce qu’aime Zao Wou-Ki », écrivait Michaux. À son tour de nous servir de guide dans son atelier parisien.

Un rire sonore, une chevelure couleur neige qui illumine le front, et surtout cette pointe de malice et d’ironie dans le regard… C’est avec bienveillance que le peintre Zao Wou-Ki nous invite à pénétrer dans sa petite maison nichée au cœur du XIVe arrondissement, à Paris, dans une tranquille ruelle à quelques encablures du quartier d’Alésia.

La première impression est plutôt austère : un grand mur de béton percé de meurtrières semble protéger des regards indiscrets, écran opaque, presque menaçant… Sitôt le seuil franchi, tout malaise se dissipe, un chat nous frôle, un rideau de bambou porte la marque de l’Asie. Point de doute : c’est un amoureux des animaux et de la nature qui habite ici.

Secondé par son jeune assistant Yann qui veille sur lui avec autant de gentillesse que de discrétion, le peintre nous mène par un petit ascenseur à l’étage qui lui sert, depuis 1959, d’atelier. Et là, c’est une tout autre ambiance : baignée d’une froide lumière, la pièce est d’une propreté méticuleuse, quasi monacale. Tels de muettes sentinelles, les pinceaux s’alignent dans des bocaux, attendant sagement d’être réveillés par le geste du peintre. Des tableaux nous tournent le dos, placés contre le mur, pour mieux se soustraire à notre curiosité.

« Je ne suis pas un très grand peintre ! », s’excuse l’artiste
Zao Wou-Ki est un créateur perpétuellement insatisfait : tant qu’elle n’est pas achevée (mais le sera-t-elle un jour ?), une toile ne doit guère se révéler dans son insupportable imperfection. « Je ne suis pas un très grand peintre ! », nous prévient d’emblée l’artiste en guise d’excuse. À moins que ce ne soit un brin de coquetterie chez cet homme qui cultive un savant mélange d’humour et de distanciation.

Il faut dire que Zao Wou-Ki a la pensée vagabonde et que son esprit est parfois ailleurs… Peut-être dans cette Chine lointaine qui le vit naître à Pékin, en 1920, dans une famille de lettrés, collectionneurs et fins connaisseurs de peinture traditionnelle. Les soubresauts de la Révolution culturelle allaient néanmoins anéantir la fortune et le statut confortable des parents du peintre, mis à l’index pendant les « années Mao ». Céramiques et tableaux furent dispersés ; certaines toiles furent même brûlées devant leurs yeux. Un traumatisme profond que le peintre n’oubliera jamais, et qui se devine encore dans son obsession de léguer à l’État français de riches ensembles de ses œuvres pour les protéger d’éventuels caprices du destin.

« Il faut être sérieux », une toile n’est jamais finie
Mais pour l’heure, Zao Wou-Ki semble d’une sérénité parfaite, au milieu de ses livres (catalogues d’expositions, ouvrages d’archéologie et de civilisation, recueils de poèmes…), de ses poissons (un cadeau de son amie Marie-Laure de Villepin, qui lui rappelle immanquablement l’Asie et apporte à l’atelier une présence discrète, chatoyante), de sa collection de pierres, et surtout de ses toiles, de ses aquarelles et de ses encres en gestation… Car du haut de ses 88 ans, le peintre est loin d’avoir abdiqué. Constellé, piqueté d’éclaboussures et de projections multicolores, le sol en atteste.

Méticuleusement classées, les grandes feuilles de papier importées du Japon, de Chine, et même du Népal attendent, elles aussi, le bon vouloir du peintre, son geste inspiré qui les griffera d’écritures savantes et indéchiffrées, les métamorphosera en partitions vibrantes d’énergie et de lumière. Cette alternance de vides et de pleins dont a si bien parlé l’écrivain chinois François Cheng, et qu’aimait tant cet autre amoureux des signes et des mots qu’était Henri Michaux. « Michaux était presque chinois tellement il aimait la Chine ! », nous confie en riant Zao Wou-Ki à propos de son ami disparu dont il illustra bien des poèmes…

Et si une vague de nostalgie semble submerger un bref instant le vieux peintre, la légèreté et la courtoisie reprennent vite le dessus. « Les tableaux sont rares, il faut bien les traiter », murmure-t-il, en nous montrant avec précaution une grande toile bleu azur de 2006. « Cela commence seulement », s’excuse-t-il presque devant ce miracle qu’est toute œuvre d’art en train de naître. Car pour Zao Wou-Ki, « il faut être sérieux », une toile n’est jamais finie.

Dans la solitude de l’atelier, bien des tableaux ont été repris à vingt ans d’intervalle, sans cesse retravaillés tant que le peintre n’en avait pas révélé la nécessité intérieure, la vérité absolue. C’est sans doute pour cette raison profonde que l’artiste déteste les voyages qui l’éloignent trop longtemps de son laboratoire pictural. À l’heure où les expositions et les distinctions honorifiques pleuvent (une récente rétrospective de ses estampes et de ses livres illustrés à la Bibliothèque nationale de Paris, et de ses encres à l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun, des moissons de livres…), Zao Wou-Ki n’aime rien tant que la fréquentation assidue, journalière de son « atelier-refuge », boîte hermétique qui le coupe radicalement des accidents et des fracas du monde, qui le plonge dans cette disponibilité totale qu’exige la Création.

« Le plus important pour moi, c’est la vie »
Sans doute la fatigue envahit-elle parfois le vieil homme, qui s’abandonne alors avec délectation aux accidents heureux de l’encre et de l’aquarelle, disciplines réservées autrefois aux périodes de vacances et de voyages, loin de l’atelier monacal. Rien de moins frivole, rien de moins superficiel, cependant, dans la démarche de l’artiste. En renouant avec l’encre et le papier, Zao Wou-Ki renoue aussi avec la Chine de ses ancêtres. En investissant la page de virgules et d’arabesques colorées, le peintre rejoint la gestuelle chamanique et inspirée d’un Pollock. « Ça, ce n’est rien du tout », nous confie pourtant le peintre en nous dévoilant l’une de ses dernières encres d’une rare élégance, d’un absolu dépouillement. Et pourtant, rien de plus exigeant que cet exercice diabolique qui fait fi de toute retouche et de tout repentir. Le peintre avoue lui-même avoir détruit plus d’une de ces feuilles sur lesquelles le miracle ne s’était guère produit. Et le regard se perd sur la chère « rescapée », voyage entre ses formes flottantes, ses nuages indistincts, ses enchevêtrements et ses brisures en apesanteur. Des mondes en perpétuel devenir nés de l’imagination féconde d’un éternel enfant de 88 ans…

Des ondées de couleur surgissent aussi au détour du papier, roses et turquoises d’un extrême raffinement, mais aussi jaunes solaires, verts tendres qui disent l’amour que Zao Wou-Ki porte à la nature et à ses enchantements. « Le plus important pour moi, c’est la vie. L’homme n’est pas aussi inventif ni aussi intelligent que la nature », confesse le peintre en guise de credo. Et c’est vrai qu’au crépuscule de son existence, l’artiste semble retrouver la foi animiste et le mysticisme de ses lointains ancêtres qui ont toujours célébré, tels d’invisibles esprits, le souffle du vent, la fraîcheur d’une ondée, l’opacité minérale d’une roche, la force jaillissante d’une cascade…

Si l’artiste avoue peindre ses encres à même le sol (de magnifiques taches composent à elles seules des œuvres de Zao Wou-Ki qui s’ignorent!), ses aquarelles sont réalisées, quant à elles, sur une petite table de bois, bien rudimentaire. De ses larges godets de couleurs, naît soudain, sous nos propres yeux émerveillés, l’ébauche d’un de ses « paysages intérieurs » : eaux, terres, cieux parcourus de rafales, éclaboussures jubilatoires dans lesquelles l’œil n’a que faire de reconnaître un arbre, une fleur, ou une branche de feuillage.

Tout n’est ici que légèreté, improvisation musicale, arabesque libérée de toute entrave. Loin, bien loin des contingences terrestres et du temps social, Zao Wou-Ki fait danser son pinceau au mépris des règles et des conventions. « Tu vois, c’est très, très facile ! », nous dit-il dans un éclat de rire. On aimerait tant le croire…

Biographie

1920
Naissance à Pékin.

1948
Arrive à Paris. Il y rencontre Soulages, Hartung et Giacometti.

1950
Premier ouvrage illustré pour Henri Michaux.

1951
À Berne, découvre l’œuvre de Klee.

1964
Obtient la nationalité française.

1980
Devient professeur à l’École des Arts déco de Paris.

1981
Rétrospective au Grand Palais.

1994
Lauréat du Praemium Imperiale.

2002
Reçu à l’Académie des beaux-arts.

2008
Série d’expositions et de publications.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°608 du 1 décembre 2008, avec le titre suivant : Zao Wou-Ki - Le geste à perpétuité

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