Monographie

Une vie de chien

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 11 juin 2004 - 901 mots

Le Domaine de Kerguéhennec consacre à travers un parcours sensible une importante rétrospective à l’artiste américain William Wegman.

 Bignan - Je ne sais ce que Man Ray en aurait pensé : un autre héros de la photographie porte en effet ce nom, mais lui se tient de l’autre coté de l’appareil : c’est un modèle. Et c’est un chien. L’on comprend mieux comment il est devenu une figure de la photographie contemporaine en voyant l’exposition que consacre le Domaine de Kerguéhennec à son maître, l’artiste américain William Wegman. On voit en tout cas comment se construit et se nourrit l’œuvre d’un artiste qui a su ainsi imposer une image – celle du chien métaphysico-clownesque à robe grise ; on mesure pourquoi il demeure un artiste inattendu, malgré ce que l’on croit connaître de lui ; on constate comment, à l’ombre de Man Ray (le chien), Wegman a construit un itinéraire libre et inventif fait non par développement d’un programme esthétique méthodique, bien qu’il vienne de l’art conceptuel, mais au contraire par méditation graphique de coin de table, par manipulations d’atelier – souvent de l’ordre du bricolage et du passe-temps –, voire par hasard. C’est par hasard, raconte son maître, que Man Ray s’est imposé dans le champ de l’objectif, témoin trop actif de l’activité de l’atelier, bravant les tentatives d’éviction menées par le maître au point d’éveiller, par tant d’obstination, l’intérêt de l’artiste. Depuis, en livres et catalogues, en cartes postales, en posters, en T-shirts et autres produits dérivés, en « unes » de magazines et bien sûr en pièces photographiques Polaroïd de grand format, le chien, seul, en groupe ou en famille, parfois même au sein de véritables mises en scène (ainsi dans les livres pour enfants ou les séries pour la télévision), a assuré un succès réel à l’artiste au point qu’un site (www.wegmanworld, un DisneyWorld en plus modeste) diffuse la gamme.

Petits arrangements avec l’ordinaire
Sous le titre « Déprises et reprises : annotations, corrections et déplacements 1968-2004 », c’est le revers de tout cela dont rend compte l’actuelle exposition de Kerguehennec qui réunit, hors souci chronologique, des travaux bien moins canins, qui tiennent de l’expérience de la photo et de la vidéo, mais aussi, plus inattendu, du dessin, du collage et de la peinture. L’ensemble, avec le découpage des espaces d’exposition tel que les lieux l’imposent (les trois grandes salles de l’écurie et la suite de petites alcôves voûtées de la bergerie), signe une attitude faite de désinvolture graphique par collage, superposition, surcharge – tous traitements très libres et très peu techniques rassemblés là –, par une peinture largement indifférente à sa facture, souvent bien pauvre, par un dessin réduit, fréquemment, au dessin enfantin. « Je suis venu à la photo et à la vidéo à partir de la performance et de l’art conceptuel. Dessiner, alors, c’était défier la loi. Je sentais que je faisais quelque chose à ne pas faire », dit Wegman, qui a conservé ce sens de la provocation adolescente dans son travail, un goût pour le pied de nez et le jeu, et aussi une manière d’assumer en les nivelant les origines hétérogènes des images et des cultures qu’il visite. Entre l’univers middle-class des publications pour ados des années 1960, les vignettes de strips, les images standards des cartes postales (vues d’hôtel, sites touristiques), la photographie documentaire (de la photo d’identité à l’illustration de recette de cuisine) ou la photo trouvée, ratée, recyclée, Wegman se nourrit dans la photo ordinaire, dans la photo de l’ordinaire. De là, il s’attache pourtant à une poétique de l’image, un surréalisme du pauvre, dérisoire et pince-sans-rire. Ainsi, quand il rajoute une pipe au seul personnage qui en manque sur une scène de pêche idiote, semble-t-il dire : ceci n’en est pas une ! Les toutes récentes peintures par prolongation de cartes postales sont étranges et attachantes : leur facture vise juste à l’efficacité minimale ; elles offrent des visions paysagères sur le mode panoramique des planches didactiques de manuel scolaire, en reliant chaque image dans un paysage continu, constituant des mondes improbables ou paradoxaux, mais pittoresques : le kitch n’est pas loin.
Comme les dessins et les peintures, les séquences photographiques (plusieurs fois composées sur le mode du « Cherchez l’erreur ! » ou du jeu des différences) des années 1970/1975 et les vidéos des années 1997/1999 (singuliers sketches plutôt parodiques de tour de magie, prêche, publicité...) forment assurément un univers personnel, avec cette nature encombrée, cette imagerie appauvrie, ces corps sans grâce, ces multiples petites aberrations graphiques ou photographiques, ces objets, ces scènes isolées dans le spectacle du monde. Un monde que sapent les interventions et autres petits arrangements avec l’ordinaire inlassablement proposés par l’artiste, bien loin d’un naturalisme naïf que la présence animale pourrait laisser croire, un travail de minage qui se tient entre jubilation et désolation, dans une atmosphère de neurasthénie nostalgique et désenchantée mais d’une gaieté vitale. C’est la troisième exposition, après la photo en 1991 et le dessin en 1997 (1), que consacre le maître des lieux, Frédéric Paul, à cet artiste, preuve d’une réelle connivence avec cette œuvre, qu’il faudra partager pour se laisser pleinement embarquer dans ce parcours sensible.

(1) Ces deux expositions ont été organisées au FRAC Limousin, à Limoges.

William Wegman, Déprises et reprises : annotations, corrections et déplacements 1968-2004

Jusqu’au 20 juin, Centre d’art contemporain, Domaine de Kerguéhennec, 56500 Bignan, tlj 10h-18h, à partir du 15 juin, 10h-19h, www.art-kerguehennec.com

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°195 du 11 juin 2004, avec le titre suivant : Une vie de chien

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