Art contemporain

Une œuvre d’art au poignet

Les plasticiens font le tour du cadran

Par Gilles de Bure · Le Journal des Arts

Le 16 avril 1999 - 862 mots

Ben, Arman, Haring, César, Combas, Ségui, LeWitt, Jacquet, Dusapin... ils sont nombreux à avoir sacrifié au tout petit format. S’exprimer à l’échelle d’un cadran de montre, voilà un mécanisme qui a de quoi séduire les plus grands.

Au fond, l’idée est simple : il s’agit d’emporter partout avec soi, liée au poignet, l’œuvre d’un artiste que l’on aime. C’est en tout cas ce qu’a été la démarche de Françoise Adamsbaum et Bernard Tibi lorsqu’ils ont, en 1988, fondé la société Lito, dont l’objet est de produire des montres d’artistes.

Montre d’artiste, c’est-à-dire montre dont la conception du cadran est confiée à un plasticien. Étant bien entendu que la montre elle-même, au mécanisme naturellement suisse, sera dotée d’un mouvement à quartz haut de gamme, soit mécanique, soit automatique. Des montres à la frontière de deux univers, celui de l’art et celui de l’artisanat, et dont le supplément d’âme réside dans la qualité des artistes invités à participer à l’aventure. Jean-Paul Albinet, Ben, Peter Klasen et Bernard Quentin seront les quatre premiers artistes à tenter l’aventure. D’emblée, chaque montre est fabriquée à 999 exemplaires numérotés et certifiés, les 50 derniers numéros de chaque série bénéficiant d’un traitement de luxe, boîtier et aiguilles en or massif. Très rapidement, aux quatre premiers mousquetaires viennent s’ajouter LeWitt et Indiana, Haring et Combas, Arman et Ségui, Arroyo et Rancillac, Venet et Rougemont, Adami et Télémaque, Errò et Monory, César et Soto... et tout récemment, dernier venu, Pol Bury.

De la Figuration narrative au Minimalisme, du Nouveau réalisme à la Figuration libre, Lito ratisse large et, au fil du temps, constitue une espèce de Who’s who de l’art contemporain. Quatre-vingts pour cent des montres Lito sont vendues entre 1 000 et 3 000 francs, les vingt pour cent restants entre 3 000 et 5 000 francs. Variations liées tout autant au fini de la montre qu’à la notoriété de l’artiste. C’est bien évidemment le cadran qui fait toute la différence. Un cadran exécuté sous la forme d’une véritable édition d’art et en fonction du projet de chaque artiste. Ce qui amène, pour chaque cadran, toujours fait main, des techniques particulières. Certains artistes ont plus de succès que d’autres auprès des collectionneurs : Ben, Keith Haring, Arman, Robert Combas et Antonio Ségui figurent en très bonne place parmi les “best-sellers”. S’exposant plus facilement au Saga que dans des salons horlogers spécialisés, Lito apparaît curieusement comme un cas de figure, une expérience unique.

Même si de-ci, de-là, à la faveur d’une grande exposition, parmi les produits dérivés qui dorénavant les accompagnent de façon systématique, se trouve une montre dont le cadran reproduit une œuvre ou un détail de l’artiste exposé. Mais rien ou presque qui relève de la création et de la commande. Seul Serge Aboukrat, dont on connaît la qualité des éditions et la charmante galerie2, s’y est attelé de façon sporadique. On lui doit trois montres commandées à Pascal Dusapin, Alain Jacquet et Patrick Naggar. Il en va de même pour Casio, avec la montre étonnante qu’a créée pour la société japonaise le jeune artiste français Aurèle, mais qui relève plus d’une vision artistique de la mécanique que des arts plastiques. Et, bien sûr, de l’inévitable Swatch qui a su agrémenter ses cadrans d’interventions ponctuelles signées Kenny Scharf, Mimmo Paladino, Sam Francis, Nam June Paik, Mimmo Rotella, tout autant que Bob Wilson, Vivienne Westwood, Jean-Charles de Castelbajac, Philip Glass ou encore Pedro Almodovar...

Plus exceptionnelle est l’implication totale d’Enki Bilal dans la conception globale d’une montre, en collaboration avec l’horloger Éric de Fay de la Roche. Il ne s’agit pas là de décor, mais bien de conception ; pas exclusivement d’art plastique, mais également de technologie. Deux ans de collaboration étroite ont donné naissance à “Hypérion”, une petite merveille d’horlogerie, éditée en série limitée à 1 000 exemplaires signés et numérotés, et vendue la bagatelle de 11 500 francs. Résultat, une montre massive en acier brossé et poli, au cadran en relief et tout en asymétrie, où ne figure de l’imagerie bilalienne que son “lézard” traditionnel. Et pourtant, par sa forme, sa densité, son côté presque “ombrageux”, elle est absolument partie prenante et constituante de l’univers de l’artiste. Véhiculant la même atmosphère, la même noirceur glacée que ses bandes dessinées, telles Les phalanges de l’Ordre noir, Partie de chasse, Le sommeil du monstre, ou que ses films, Bunker Palace Hotel et Tykho Moon.

Cela mis à part, c’est Lito qui, en quelque sorte, monopolise l’essentiel du marché de la montre d’artiste. À tel point que les héritiers Magritte lui ont demandé d’assurer la fabrication et l’édition d’une dizaine de modèles destinés à accompagner la très importante rétrospective consacrée au peintre belge, en 1998, par le Musée des beaux-arts de Bruxelles...

Au total donc, une soixantaine de modèles conçus par une quarantaine d’artistes, et qui constituent une sorte de petit musée d’art contemporain à échelle réduite. Avec des collectionneurs soucieux d’arborer au poignet un signe de reconnaissance culturel et symbolique qui relève tout autant de l’horlogerie que des arts plastiques.

1. Lito, tél. 01 48 87 38 99 ou sur le web à Lito.com.
2. Galerie Serge Aboukrat : 7 place Furstemberg, 75006 Paris, tél. 01 44 07 02 98.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°81 du 16 avril 1999, avec le titre suivant : Une oeuvre d’art au poignet

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