Tutos pour tou.te.s !

Diffusé en masse sur les plateformes vidéo type YouTube, il en exemplifie la vocation didactique, la prétention à l’autonomie et l’ambition d’élargir autant que possible l’accès au savoir et à l’information. Il confère en effet le sentiment de pouvoir tout apprendre en quelques clics. Utiliser un logiciel, mitonner un petit plat, changer le carrelage de la salle de bains, parfaire son maquillage : il donne accès aux savoir-faire les plus divers… Et nul besoin d’être un expert pour le réaliser : il suffit d’une caméra, d’une connexion, d’un compte YouTube et d’une bonne mise en scène. C’est d’ailleurs souvent une pratique d’amateurs – fussent-ils éclairés. Bref, il est démocratique, furieusement DIY (do it yourself), et potentiellement émancipateur, quand bien même il obéit à des codes et dispositifs très stéréotypés. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’il émaille le parcours de « Computer Grrrls » à la Gaîté lyrique. Parce qu’elle vise à rappeler le rôle central des femmes – et plus largement des minorités politiques – dans le monde très masculin des ordinateurs, l’exposition en dévoile quelques usages militants, et campe le tuto en tactique de résistance. Il s’y présente d’abord sous une forme apparemment classique, et s’égrène au gré de vidéos où un internaute s’adresse au spectateur face caméra. Mais à rebours des didacticiels diffusés à profusion sur YouTube, les œuvres présentées à la Gaîté lyrique jouent délibérément l’écart vis-à-vis des normes comportementales et sexuelles. Reprenant les codes de l’émission culinaire, Housewives Making Drugs de Mary Maggic explique par exemple comment concocter des œstrogènes dans sa cuisine pour changer de sexe, sans passer par la case prescription médicale. Sur fond de réforme de l’Obamacare, l’espace domestique – ce lieu emblématique de l’enfermement et de la soumission féminine – se transforme ici en laboratoire de l’autonomie radicale. Plus loin, une vidéo du Center for Technological Pain (CTP) de Dasha Ilina présente un ensemble de gestes à réaliser pour distraire un ami de son Smartphone ou en corriger les mauvaises postures. Sur un tatami, en tenue de sport, l’artiste russe décortique les mouvements à accomplir comme le ferait un professeur de karaté, et campe la résistance aux écrans en art martial. Mais le tuto n’est jamais aussi fascinant que quand il s’émancipe des codes du genre. Pièce maîtresse de l’exposition, HowTo3 d’Élisabeth Caravella – à l’origine une vidéo – se présente sous la forme d’une immersion de vingt minutes à l’intérieur d’un guide d’apprentissage. Dans une pièce entièrement livrée à un mapping vidéo, une voix – celle de l’artiste – explique avec désinvolture et un brin d’humour comment utiliser un vieux logiciel de modélisation 3D. Déjà passablement compliqué, l’outil se dérègle crescendo après l’ouverture inopinée d’une fenêtre : un spectre s’est alors immiscé dans le code, il virevolte et emporte dans sa danse erratique toute tentative de démonstration. Son désordre vient justifier le dispositif immersif et défaire un à un tous les stéréotypes du tuto : au face-à-face désincarné entre un didacticien et son élève, tous deux seuls devant un écran, HowTo3 substitue une expérience collective, qui engage le corps des spectateurs et les invite à se mouvoir au cœur de la machine. Elle confirme en cela que c’est dans les plis, les accidents, les chaos d’Internet que se logent les plus belles échappées hors des routines informatiques.