Paroles d’artiste

Renaud Auguste-Dormeuil

« Éveiller des soupçons et des peurs »

Par Anaïd Demir · Le Journal des Arts

Le 11 juin 2004 - 779 mots

La menace plane sans cesse au-dessus des installations de Renaud Auguste-Dormeuil, artiste français né en 1968. Un climat de paranoïa qui nous ramène aux fantômes de l’Histoire comme à ceux de l’actualité. Dans le cadre du festival PhotoEspaña 2004 à Madrid, où il présente une installation vidéo, l’artiste répond à nos questions.

 Qu’est-ce que l’« Hôtel des Transmissions », l’installation que vous présentez à Madrid à l’occasion de PhotoEspaña ?
C’est un projet commencé il y a maintenant presque quatre ans. J’ai fait le constat, lors des retransmissions en direct de conflits dans le monde aux informations télévisées, que tous les journalistes étaient cantonnés dans le même hôtel, et qu’ils filmaient donc toujours depuis la terrasse de cet hôtel avec l’horizon derrière eux. Quelles que soient les chaînes, qu’il s’agisse de TF1, de France 2 ou de CNN, il s’agit toujours des mêmes hôtels.
Ce projet est donc une réflexion sur la notion d’extraterritorialité médiatique. Qu’est-ce qu’un territoire médiatique ? En partant de ce constat, je me suis dit qu’il serait intéressant de réaliser un guide à l’attention des journalistes en cas de conflit européen, où seraient référencées les plus belles terrasses d’hôtel des capitales européennes. L’idée était de trouver un hôtel dans chaque capitale, d’y référencer tous les bâtiments susceptibles d’être bombardés par des forces armées, et de donner leurs distances depuis la terrasse. Autrement dit de faire l’inventaire des bâtiments stratégiques, que ce soit d’un point de vue militaire ou symbolique …

Quelle forme prend ce guide ?
C’est une installation vidéo sur neuf écrans. Chaque ville représentée par un téléviseur (Athènes, Berlin, Bruxelles…). J’ai sélectionné les dix capitales européennes les plus représentatives. Pour la Suisse, j’ai choisi Genève. Chaque vidéo développe les plans suivants : la caméra bouge en suivant un horizon puis s’arrête, zoome en avant pour repérer un bâtiment. On revient ensuite en arrière à la recherche d’un autre bâtiment. En fait, c’est une vidéo « tête chercheuse ». Les neuf écrans sont disposés les uns à côté des autres sur un socle orange.

Orange comme l’alerte ?
Exactement. Le dernier niveau avant l’alerte rouge. C’est toujours le même principe dans mon travail : éveiller des soupçons et des peurs. La musique, signée Arrere, y participe.

Madrid fait partie des capitales citées ?
Oui, mais la vidéo de Madrid n’est pas montrée lors de PhotoEspaña. C’est un des principes de l’installation que de ne pas présenter la capitale où se trouve exposée l’œuvre.

Au spectateur d’imaginer ?
C’est un peu dur de parler d’imagination après les événements dramatiques du 11 mars 2004, car cela touche à une réalité. L’organisation de PhotoEspaña m’a contacté au moment des attentats et, en fait, ça n’a pas du tout eu d’incidence. Je me souviens que le 11 septembre 2001, alors que le projet était lancé, certaines structures étaient devenues subitement frileuses. Mais depuis que l’œuvre est réalisée, les gens le sont beaucoup moins. Elle sera même prochainement présentée à New York.

Selon vous, pourquoi votre œuvre est-elle acceptée aujourd’hui ?
Je ne suis pas dans une position de récupération de la souffrance des autres. Au contraire, mon travail prend plutôt en compte le point de vue des populations civiles, celles qui ne choisissent pas. Je fais également de simples hypothèses. Le socle orange dont nous parlions fait 70 cm de hauteur, il correspond à la hauteur d’un sofa, comme si nous étions chez nous en train de regarder la télé. Que signifie regarder des images de guerre dans son salon ? Comment fonctionnent les mécanismes de pression sociale ou de pression médiatique ? Comment fabrique-t-on des images de la guerre ? D’un point de vue artistique, il me paraît important de ne plus appliquer une méthode de détournement des images ou des symboles comme cela était fait dans les années 1970-1980, mais plutôt de réfléchir à la réquisition des moyens de production. Un peu comme une usine de plastique qui fabrique des boîtiers, et le lendemain, en temps de guerre, finit par produire des obus. De quelle manière, d’un point de vue artistique, peut-on faire la même chose : peut-être en utilisant tous les moyens de production pour créer, au-delà de l’art, du sens politique… Finalement, nous sommes dans une histoire de l’art où les révolutions sont rares après Duchamp. Mais depuis quelque temps, l’art commence à revêtir de nouveau un vrai profil révolutionnaire. Les artistes ont été très porteurs d’utopies, et maintenant, ils sont des casseurs d’illusions et d’idéologies. Nous avons le pouvoir de casser les chimères et cela nous donne beaucoup de choses à faire.

Renaud Auguste-Dormeuil

CÁ­rculo de Bellas Artes, Marques de Casa Riera 2, Madrid. PhotoEspaña 2004, VIIe Festival international de photographie et d’arts visuels, Madrid, jusqu’au 18 juillet, www.phedigital.com

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°195 du 11 juin 2004, avec le titre suivant : Renaud Auguste-Dormeuil

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