Art contemporain

Quelque chose dans l’air

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 21 novembre 2018 - 585 mots

MARSEILLE

Marseille -  Il y a décidément quelque chose dans l’air. Jusqu’au 28 octobre, c’était la Maison rouge qui tirait sa révérence d’un dernier envol.

Entre expressions populaires et art moderne, brut ou contemporain, s’y formulait un désir partagé, et sans doute immémorial : celui d’affranchir l’homme de la pesanteur (physique, mais aussi sociale et culturelle) pour mieux sonder la liberté des cieux et l’infini de l’horizon. En ce moment, le Palais de Tokyo propose une autre forme d’élévation : l’exposition « On Air » de Tomas Saraceno y renégocie le vieux rêve de voler à l’aune de l’Anthropocène, et restitue notamment les explorations aériennes de la communauté Aérocène sans recours aux énergies fossiles, à l’hélium ni à l’hydrogène. La légèreté de ses ballons suspendus est politique : elle est la voie d’accès à un nouvel imaginaire du déplacement aérien, harmonie retrouvée avec le mouvement naturel du cosmos. À Marseille et à Aix-en-Provence, Chroniques parcourt, elle aussi, les airs : jusqu’au 15 décembre, cette première biennale des imaginaires numériques décline dans divers lieux le thème de la lévitation. Pour les organisateurs de l’événement, l’élévation est en effet devenue une figure, presqu’un lieu commun : dans la danse, les arts plastiques, la publicité, le manga ou le cinéma, c’est l’humanité tout entière qui semble flotter. « Ça nous paraissait comme le signe d’un changement de paradigme, explique Mathieu Vabre, directeur artistique de Chroniques. Notre société n’observe plus le monde de manière horizontale, mais d’en haut. » À la Friche de la Belle de mai, l’exposition « Supervisions » dévoile les ressorts de ce regard hors sol. Elle suggère que le ciel n’est plus tant un espace de projection qu’un poste d’observation. Or, le satellite et le GPS – sans même parler du drone –, ça sert d’abord à faire la guerre, pourrait-on dire à la suite du géographe Yves Lacoste. Loin de se réduire à un simple déplacement du regard, ces technologies engagent des questions stratégiques et géopolitiques. C’est pourquoi « Supervisions » expose largement leur origine et leurs usages militaires. Dans War Zone, Nicolas Maigret reconstitue les trajectoires de trois missiles utilisés récemment lors de conflits. Il questionne ainsi la nature d’une guerre menée à distance, et dont l’ennemi, soulignait déjà Baudrillard, « ne figure que comme cible sur un ordinateur ». Dans Birds of Prey, Victoire Thierrée entrelace les figures homonymiques du drone et de l’oiseau de proie. Dans Automatic War, Alain Josseau sonde au gré de maquettes et de projections vidéo l’écart entre les effets destructeurs des guerres « chirurgicales » et leur mise en spectacle dans les journaux télévisés. Chez lui, la supervision se dévoile comme une stratégie de distanciation. Sans mobiliser la thématique guerrière, d’autres œuvres présentées à la Belle de mai pointent, elles aussi, l’opacité paradoxale d’un monde observé d’en haut. Dans Satelliten du collectif Quadrature, une installation robotique trace ainsi sur une carte, en temps réel, la trajectoire des nombreux satellites en orbite autour de la Terre. Mais cette entreprise tourne bientôt à l’illisible : le quadrillage technologique est si massif et si omniprésent qu’il finit par noircir toute la surface de la carte. Idem chez Clément Valla : attentif aux failles techniques de Google Earth, l’artiste en restitue les accidents visuels, au risque de brouiller le regard. « On a tous les outils pour tout voir, résume Mathieu Vabre, et pourtant, peut-être qu’on n’y voit plus rien, car on a perdu l’œil comme expérience humaine. » Quand les nuages s’amoncellent, tout pourrait ainsi plaider pour un retour sur le sol. Reste alors à déterminer, comme s’interroge Bruno Latour dans son dernier ouvrage, où atterrir.

« Chroniques, Biennale des imaginaires numériques »,
jusqu’au 15 décembre 2018. Divers lieux à Marseille, dont la Friche la Belle de mai, le Frac Provence-Alpes Côte d’Azur et le Gallifet art center. Pass parcours d’expositions : 8 €. chronique-s.org

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°718 du 1 décembre 2018, avec le titre suivant : Quelque chose dans l’air

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