Design

Quel design pour le « monde d’après » ?

Par Geneviève Gallot · Le Journal des Arts

Le 21 juin 2020 - 1543 mots

Plusieurs designers réfléchissent à la crise du Covid-19 et donnent leurs visions pour demain : reconnecter durablement l’humain à son environnement, à la chaîne du vivant, en questionnant son mode de vie effréné, son alimentation et les inégalités engendrées.

Marie-Sarah Adenis, Le jardin des hélices (détail), 2020, fresque virtuelle, extrait du projet Ce qui tient à un fil. © M-S. Adenis
Marie-Sarah Adenis, Le jardin des hélices (détail), 2020, fresque virtuelle, extrait du projet Ce qui tient à un fil.
© M-S. Adenis

Alors que la pandémie a mis la moitié de l’humanité à l’arrêt, Jane Goodall, primatologue britannique qui a voué sa vie à la défense des animaux et de l’environnement, l’affirme clairement : « C’est notre mépris pour la nature et notre manque de respect pour les animaux avec lesquels nous devrions partager la planète qui ont causé la pandémie actuelle, prédite de longue date. Nous sommes arrivés à un tournant décisif dans notre relation avec le monde naturel (1). » Défendre la planète, sauvegarder les écosystèmes, préserver la biodiversité : des urgences plus que jamais cruciales ! Dans ce contexte, comment penser l’habitabilité du monde de demain ? Plusieurs designers, déjà engagés dans des démarches durables avant la crise du Covid-19 (2), témoignent.

« Saisir l’opportunité de cet arrêt pour bifurquer »

Chacun comprend aujourd’hui que, quand la crise survient, elle fait très mal. « Nous nous sentons tous fragilisés avec ce virus car il amène la mort », souligne Matali Crasset qui aime réinterroger notre rapport au monde à travers les objets. « Avant, on se croyait plus ou moins protégés. Maintenant, on ne peut plus faire semblant d’ignorer les menaces. Dans cette pause forcée, on a pris le temps de réfléchir, de se projeter, on a vu que l’on était capable de vivre différemment. Finalement, le virus agit comme un révélateur sévère des failles de notre société au niveau français et planétaire. » En se référant au philosophe allemand Hartmut Rosa dont elle a proposé la lecture à ses étudiants de la Haute école d’art et de design (Head) de Genève, dans le cadre d’un workshop organisé à distance durant le confinement, Matali Crasset espère qu’une capacité nouvelle de « résonance » avec le monde permettra de rompre avec les logiques de croissance et d’accélération des sociétés modernes. « Cette crise peut ouvrir les esprits. Il faut saisir l’opportunité de cet arrêt pour bifurquer, aller vers une décélération, s’orienter vers les produits essentiels et de qualité, renouer avec la terre. » Son prochain projet ? Une maison d’habitation pour un bailleur social du Nord de la France intégrant une serre…

Antoine Fenoglio, cofondateur du studio de design Les Sismo, prévoit de son côté une évolution des pratiques plutôt lente, mais fondamentale : « Je ne crois pas aux ruptures brutales. Mais, aujourd’hui, les gens comprennent dans leur corps des choses qu’ils n’avaient jamais touchées auparavant. Des changements sont inévitables. On observe déjà des renversements importants dans les mentalités. » Pendant le confinement, Les Sismo ont effectué une dizaine d’études de cas auprès de leurs clients, grands groupes ou entreprises de taille intermédiaire, en vue d’établir une cartographie des cohérences – et incohérences – du fonctionnement de l’entreprise. « La période met une loupe très forte sur les problèmes éthiques et induit des questionnements dont la qualité me frappe. Notre rôle est de les accompagner pour que cette acuité perdure lors des prochains soubresauts économiques. » Selon le designer, les entreprises ont pris conscience d’un double impératif : s’organiser face aux urgences immédiates, puis procéder à des transformations structurelles afin de gagner en robustesse, résilience et performance. « Ma grande inquiétude, c’est l’accentuation des inégalités. Les nouveaux modes de travail, d’habitation, de transport ne risquent-ils pas d’être surtout accessibles aux plus privilégiés ? Le monde d’après ne chantera pas pour tous. Les combats seront plus souterrains. » Antoine Fenoglio en est toutefois convaincu : la nouvelle mondialisation sera celle de la « coopération » entre territoires et acteurs, la nouvelle croissance, celle des biens durables, le nouveau développement, celui du « soin », c’est-à-dire tout ce qui touche au lien social et à la santé. En septembre prochain, à Paris, une formation inédite sera créée avec la philosophe Cynthia Fleury au Conservatoire national des arts et métiers pour quelques dizaines de professionnels – Philosophie, éthique et design (3) – avec pour objectif de « relier la pensée et le faire ». Et d’armer les futurs acteurs du changement.

Humains et non humains

Au-delà de notre vulnérabilité, la crise du Covid-19 nous rappelle notre appartenance au monde du vivant, à cette maison commune qu’est la planète Terre riche de ses multiples habitants, humains, animaux, végétaux, micro-organismes innombrables. Elle ravive aussi certaines évidences : des humains qui ne pèsent que pour une part infime dans la biomasse terrestre (0,01 %), alors que les plantes en constituent la partie essentielle (82,5 %) avec les bactéries (13 %) (4) ; des humains interconnectés à toute la chaîne du vivant ; des humains, aussi, au pouvoir de destruction démesuré. Ne pouvant s’abstraire du monde à sa guise pour « vivre dans une bulle » comme le résume l’anthropologue Philippe Descola, l’homme est invité à plus d’humilité.

Germain Bourré, designer culinaire, fondateur de Germ Studio et grand prix de la création Design de la Ville de Paris en 2019, remarque : « Le design doit jouer son rôle pour faire “avec” et surtout “au service” du vivant, en relation avec le quotidien de tous, en milieu urbain et rural. Il est plus que jamais essentiel de collaborer avec le vivant jusqu’aux phénomènes les plus infimes comme les courants d’air ou les mouvements de l’eau, afin de l’intégrer davantage à nos espaces de vie. » Poursuivant ses recherches autour de l’alimentation, le designer entend donner un grand coup d’accélérateur à son projet de laboratoire SOLS. Convaincus que la vie organique et biologique des sols est en danger, et que toute la chaîne alimentaire manque d’informations, Germain Bourré et son équipe – designers, agriculteurs, nutritionnistes, ostéopathes, ingénieurs agronomes, philosophes… – souhaitent penser des systèmes alimentaires vertueux à partir du prisme unique de l’énergie. « Finalement, on choisira son alimentation en fonction de l’énergie que l’on voudra ingérer, en termes de quantité ou de symbolique. » Germain Bourré sait l’inquiétude de ses clients, chefs, restaurateurs, industriels ou agriculteurs, face à l’avenir. Mais il voit également émerger une vision positive : « Respecter la planète ? C’est respecter tout le vivant, pas seulement faire des sacs en papier recyclé ! »

Cohabiter avec les microbes

Marie-Sarah Adenis, quant à elle, biologiste et designer, fait le choix du vivant avec celui du design. « La pandémie nous fait prendre conscience des réseaux invisibles, de nos interdépendances avec le vivant. On comprend que notre survie va dépendre des liens que nous serons capables de tisser avec les autres espèces. » La priorité pour le monde d’après ? « Faire des microbes – “petites vies” au sens étymologique – nos grands alliés ! Non seulement cohabiter, mais collaborer avec eux. Sous le terme microbe, on trouve des êtres vivants très variés, invisibles à l’œil nu : bactéries, amibes, protozoaires, levures, virus… Le microscopique est en fait immense : on estime que les micro-organismes représentent mille milliards d’espèces différentes. Soit davantage d’espèces de microbes sur Terre que d’étoiles dans la galaxie. Une goutte d’eau de mer contient environ un million de virus ! Au total, sur une masse considérable d’espèces de virus, une centaine seulement est pathogène pour l’homme. » De ceux-là, l’être humain ne doit pas s’approcher. Ce qu’il a eu le tort de faire en laissant s’installer des proximités inappropriées avec certains animaux sauvages. « En réalité, ce n’est pas le virus qui pose problème, mais les humains qui se sont mis en contact avec le virus. »

Mais si les microbes peuvent causer la mort, ils contribuent aussi massivement à notre vie : « Le virus nous a offert involontairement le savoir-faire du placenta, la rose est l’œuvre de virus ayant fait muter l’ancêtre du fraisier… Grâce aux microbes, on met au point des procédés permettant de fabriquer de manière plus écologique des bioplastiques, des médicaments, des soins pour la peau, ou encore des colorants pour l’industrie textile qui est la deuxième industrie la plus polluante au monde. Avec PILI (5), nous créons ainsi des colorants renouvelables, fermentés par des bactéries. »

En tant que designer, Marie-Sarah Adenis veut également donner à ce monde invisible une matérialité sensible. « Il s’agit d’entités qui sont nos cousines, nos ancêtres, nos colocataires à l’intérieur de notre corps. Autant d’histoires merveilleuses qui doivent être données à voir. » La designer a conçu dans ce but un vaste projet autour du thème de l’ADN – « Ce qui tient à un fil », voir ill. – lauréat des Audi Talents Awards 2020, qui sera présenté au Palais de Tokyo en décembre prochain. « Lorsqu’on tire un seul fil de la nature, on découvre qu’il est attaché au reste du monde (6)… »À travers une sorte de « cosmogonie du vivant », des nuées, des cortèges microscopiques, Marie-Sarah Adenis fera éclore les histoires communes, les phylogénies qui nous relient les uns aux autres depuis la nuit des temps, que l’on soit bactérie, nénuphar ou pélican. Pour nous permettre de mieux comprendre le vivant et, dès lors, mieux cohabiter.

NOTES

(1) Voir Institut Jane Goodall France, www.janegoodall.fr

(2) Voir Geneviève Gallot, 75 designers pour un monde durable, Éditions de la Martinière, mars 2020.

(3) En complément du séminaire Design with care, Chaire Humanités et Santé au Cnam, https://chaire-philo.fr/la-chaire-humanites-et-sante

(4) Étude dirigée par le professeur Ron Milo, biologiste, publiée dans la revue scientifique « Proceedings of the National Academy of Sciences », juin 2018.

(5) PILI, jeune entreprise cofondée par Marie-Sarah Adenis, www.pili.bio

(6) Citation de John Muir, naturaliste américain, mentionnée par Marie-Sarah Adenis.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°548 du 19 juin 2020, avec le titre suivant : Quel design pour le « monde d’après » ?

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