Art contemporain

Portrait kaléidoscopique Bernard Moninot

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 26 octobre 2021 - 1558 mots

L’artiste, peintre, sculpteur et dessinateur virtuose, présente ses « dessins élargis » au Musée de l’hospice Saint-Roch, à Issoudun. Une œuvre complexe mais extrêmement poétique.

Un laborantin du dessin

Le plus important n’est pas de faire un coup mais de créer un œuvre, lui glisse un jour Jean Hélion. Or, un œuvre, cela se construit à l’échelle d’une vie. À 72 ans, Bernard Moninot a toujours la vie devant lui, mais l’œuvre, lui, est déjà là. Celui d’un artiste expérimentateur, d’un laborantin qui ne cesse depuis près d’un demi-siècle de chercher à renouveler les possibilités du dessin. À propos de ses installations, véritables dessins en trois dimensions, l’écrivain et critique d’art Jean-Christophe Bailly parle de « dessin élargi », expression reprise aujourd’hui pour le titre de l’exposition présentée au Musée de l’hospice Saint-Roch, après le Domaine de Kerguéhennec et avant la Fondation Maeght (en 2022). C’est-à-dire, explique Catherine Millet, « un dessin pour lequel la plume et le crayon sont remplacés par des fils de coton, d’acier ou d’argent, des câbles, des cordes à piano, des baguettes de bois, des formes découpées, façonnées avec du plâtre, ou tout autre matériau que l’artiste jugera bon d’utiliser » [Bernard Moninot, Le Dessin élargi, In Fine].

Parmi les outils qui lui ont permis de renouveler le dessin, le cordeau à tracer des lignes, découvert par hasard alors que l’artiste déjeune au restaurant universitaire d’Antony en 1971. « Derrière la grande verrière, j’ai vu trois ouvriers procéder au tracé d’une ligne de plusieurs dizaines de mètres, d’un seul coup », raconte Moninot. Cette technique de maçonnerie, il la détournera à son compte au début des années 1980, lorsqu’il mettra au point le « dessin décoché », une pratique libératoire pour son inventeur, « en témoignent, écrit Bailly, la profusion d’œuvres qui en dérivent directement, et l’atmosphère de joie créatrice dont elles procèdent ». Cette liberté le conduira, dès lors, à dessiner avec l’ombre (dont il découvre la puissance lors d’un voyage en Inde) comme avec le vent. En 1999, Bernard Moninot met en effet au point dans les Cévennes un instrument rudimentaire, une aiguille collée à l’extrémité d’une herbe qui, sous l’impulsion du vent, grave un dessin sur une fine pellicule de noir de fumée (Mémoire du vent). « Presque rien », analyse Bailly. Juste l’essentiel.

La compagnie des auteurs

Benard Moninot aime la littérature. Tout dans sa conversation est l’occasion d’une référence à un livre ou à une citation de Georg Büchner, de Maurice Blanchot, de Gaston de Pawlowski, de Georges Bataille et de beaucoup d’autres. La vie et l’œuvre du dessinateur sont un long compagnonnage avec les écrivains, les poètes et les philosophes, à commencer par Louis Aragon, soutien indéfectible depuis le jour où il défendit sa candidature au prix Fénéon en 1971. Jean-Christophe Bailly, Christine Buci-Glucksmann, Frédéric Valabrègue, Jean-Luc Nancy (dont il intègre une citation dans sa sculpture Ensecrètement, en 2017-2019 : « L’étrange mémoire de ce qui n’est jamais déposé dans un souvenir ») et, plus récemment, Renaud Ego se sont ainsi faits les préfaciers d’une œuvre complexe mais poétique, propice à laisser vagabonder les mots et la pensée. Parmi tous ces auteurs, il ne faut pas oublier Bernard Noël. « Lorsqu’Alain Jouffroy m’a présenté Bernard lors d’un vernissage, au début des années 1970, j’ai eu la sensation de le connaître depuis toujours », se souvient Moninot, qui lui commande, dès 1972, un premier texte pour accompagner une exposition à la Maison de la culture d’Amiens. Quarante-huit ans plus tard, saisi dans la « parenthèse » du premier confinement, c’est toujours vers le poète qu’il se tourne pour entreprendre une correspondance, presque une performance. Entre le 14 mars et le 11 mai 2020, Bernard Moninot dessine en effet dans son atelier de Château-Chalon cinquante-sept arbres d’après des photos prises lors de ses promenades dans la montagne jurassienne, tandis que Bernard Noël écrit autant de textes en écho aux dessins… Il en découle Un toucher aérien [Artgo & Cie, 142 p., 30 €], un livre sensible composé à quatre mains, édité peu avant la disparition du poète le 13 avril 2021.

La géométrie secrète des peintres

La série des cinquante-sept arbres dessinés durant le premier confinement de mars 2020 naît d’un désir : celui de s’échapper, de « se promener virtuellement dans la forêt de papier », dit Bernard Moninot. Mais, très vite, elle devient la possibilité de revisiter certains artistes qui ont traité du thème de l’arbre, à l’instar de Mondrian. « Mondrian est un peintre pour lequel j’ai mis très longtemps à comprendre l’enjeu de son œuvre », raconte Moninot, qui aime ces moments où un artiste tâtonne. « Dans les dessins d’arbres de Mondrian, j’entends cette phrase de Maurice Blanchot : “Il y a tant de grâce dans tout ce qui commence”. » Or, ce qui « commence » dans les arbres de Mondrian, c’est justement la grille verticale (les troncs) et horizontale (les branches) que met progressivement en place le peintre néoplasticien. « Mondrian cherche l’harmonie de manière intuitive et non pas mathématique, c’est ce qui me plaît chez lui », poursuit Moninot.

Bernard Moninot aime donc la structure qui fonde une œuvre, sa « charpente », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Charles Bouleau en 1963, préfacé par Jacques Villon : Charpentes, la géométrie secrète des peintres. C’est ce livre, offert par ses parents artistes – sa mère était peintre, son père sculpteur –, qui lui ouvre les portes de la peinture, à commencer par celle de Piero Della Francesca, le premier à lui faire prendre conscience de l’importance de la mémoire dans la lecture d’un tableau, Paolo Uccello, Diego Velázquez (celui des Ménines), sans oublier Marcel Duchamp.

Le Duchamp du Grand Verre

S’il ne devait en rester qu’un, ce serait donc lui : Marcel Duchamp, dont les entretiens avec Pierre Cabanne marquent profondément Bernard Moninot en 1965-1966. Mais pas n’importe quel Duchamp, celui de La mariée mise à nue par ses célibataires, même. « Le Grand Verre est une énigme totale, y compris pour son auteur », s’émerveille Bernard Moninot, qui ajoute : « Je me suis aperçu que j’appliquais dans mon propre travail trois notions centrales chez Duchamp : l’intuition, le hasard et l’inconscient. » De fait, les œuvres de Bernard Moninot ne sont pas sans évoquer la Mariée, tant sur le plan matériel (la présence récurrente du verre et de la transparence) que formel (comment ne pas rapprocher les motifs de la série Silent-Listen ou de Point de rosée des Moules Mâlic ?) et intellectuel (l’intérêt commun pour la 4e dimension et les sciences). « Marcel Duchamp fait le lien entre l’art et la science, comme Léonard de Vinci. » Et comme, à son tour, Bernard Moninot.

Une poétique des sciences

Les effets optiques, les fossiles (des pentacrines de 200 millions d’années), l’astronomie, l’espace et le temps… L’œuvre de Bernard Moninot noue, depuis son origine, un dialogue ininterrompu avec les sciences. Dès ses études aux Beaux-Arts de Paris, de 1967 à 1973, l’un des artistes qui l’intéresse le plus s’appelle d’ailleurs Piotr Kowalski (1927-2004), un sculpteur, architecte et mathématicien qui avait placé les sciences au centre de son travail. Mais c’est au Palais de la découverte, à Paris, que le jeune homme s’ouvre véritablement à la poétique des sciences. « Je me souviens de l’été où j’ai découvert, dans une salle du Palais, une vieille photo de la galaxie d’Andromède. Son cartel expliquait que cette image avait mis plusieurs millions d’années à nous parvenir ! J’étais dans une période mélancolique de ma jeunesse, cette découverte m’a bouleversé. »

La tête dans les nuages

Nourri d’art et de sciences, Bernard Moninot n’en garde pas moins les yeux tournés vers le monde, et notamment vers les montagnes comme vers le ciel du Jura, où il travaille. Artistes, ses parents acquièrent une maison de vacances à Château-Chalon en 1956, un très beau village situé en bordure du premier plateau jurassien. « Nous n’avions pas de télévision à l’époque, alors nous passions des journées entières à nous promener. Et le soir, nous regardions les étoiles », se remémore l’artiste. De ses promenades familiales, il garde le souvenir des grottes au pied des montagnes comme des points de vue imprenables du haut des belvédères.

L’artiste a conservé la maison familiale. Il y a installé l’un de ses deux ateliers – l’autre est situé au Pré-Saint-Gervais, près de Paris. Perchée à près de 500 m d’altitude, sa table de travail possède « un champ de vision de 180° et une vue de 80 km », dont nombre de dessins et de peintures s’inspirent. Mais encore une fois, c’est l’expérience du paysage qui intéresse l’artiste, qui cite Le Chant des pistes de Bruce Chatwin. Dans ce livre, l’écrivain britannique raconte le rapport des aborigènes d’Australie avec certains de leurs paysages, identique au rapport que nous entretenons avec les chefs-d’œuvre de l’art occidental. « Eh bien, j’ai cette même relation avec les paysages du Jura, explique Bernard Moninot, à la différence que la dimension anecdotique des paysages m’importe peu. Ce qui m’intéresse, c’est l’expérience visuelle de la distance. » Ou comment peindre l’épaisseur et la résonance de l’air.

 

1949
Naissance au Fay, en Saône-et-Loire
1967-1973
Étudie aux Beaux-Arts de Paris
1979
Exposition à la Fondation Maeght
1986
Nommé professeur aux Beaux-Arts d’Angers
1997
Daniel Abadie lui consacre une exposition personnelle au Jeu de paume, à Paris
2006
Nommé professeur de dessin aux Beaux-Arts de Paris, jusqu’en 2015
2015
En plus de la Galerie Catherine Putman, collabore avec la Galerie Jean Fournier
2021
La Mémoire du vent, livre d’artiste accompagné d’un texte de Renaud Ego, est lauréat de la bourse Arcane décernée par l’ADAGP-SGDL
Bernard Moninot. Le dessin élargi, In Fine, 2020, 176 p., 35 €.
« Bernard Moninot. Le dessin élargi »,
jusqu’au 30 décembre 2021. Musée de l’hospice Saint-Roch, Issoudun (36). Du lundi au mardi de 14 h à 18 h, et du mardi au dimanche de 10 h à 12 h et de 14 h à 18 h. Entrée libre. Commissaire : Patrice Moreau. www.museeissoudun.tv

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°748 du 1 novembre 2021, avec le titre suivant : Portrait kaléidoscopique Bernard Moninot

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