Architecture

ENTRETIEN

Philippe Rahm : « L’architecture intervient peu dans la crise sanitaire actuelle »

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 5 mai 2020 - 1215 mots

Né en 1967, à Pully, en Suisse, Philippe Rahm sort diplômé de l’École polytechnique fédérale de Lausanne en 1993.

Philippe Rahm dans le « Meteorological Garden » du CentralPark de Taichung à Taiwan. © Philippe Rahm architectes.
Philippe Rahm dans le « Meteorological Garden » du CentralPark de Taichung à Taiwan.
© Philippe Rahm architectes

Philippe Rahm ouvre, en 1995, une agence à Lausanne, d’abord associé à Jean-Gilles Décosterd, puis en solo, avant de s’installer à Paris en 2008. Son travail vise à étendre le champ de l’architecture « du physiologique au météorologique ». Parmi ses projets en cours, il met la dernière touche à un parc urbain sur l’île de Taïwan – dont l’inauguration officielle, prévue ce 22 avril, a évidemment été reportée – et réhabilite l’Agora, cœur de la Maison de la Radio, à Paris. Entretien confiné réalisé par Skype.

Comment travaillez-vous en période de confinement ?

L’agence est fermée. Je suis confiné en Suisse et œuvre par Internet. Je travaille, par exemple, sur un concours à Saint-Petersbourg et, grâce au partage d’écrans, j’arrive à dessiner en temps réel avec mes collaborateurs. Je peux aussi continuer à dispenser mes cours à mes étudiants de la Cornell University, aux États-Unis. Je les trouve d’ailleurs davantage à l’écoute.

Cette pandémie consiste, selon vous, à un « retour à la normale ». Pourquoi ?

Depuis l’aube de l’humanité, affronter l’épidémie était le quotidien de l’homme. À partir des années 1950, le charbon, le pétrole, les antibiotiques et les vaccins ont complètement transformé les conditions de la vie humaine. Ils ont libéré l’être humain des questions matérielles, comme la nourriture ou la santé. La pandémie actuelle engendre une forme de retour à une conscience de la matérialité de notre existence. Notre part « animale » est en train de réintégrer le cours des choses. C’est pourquoi je parle d’un retour à la normale.

Quel rôle ont joué, par le passé, architectes et urbanistes pour lutter contre les épidémies ?

Autrefois, la ville était constituée de rues étroites et sordides, et d’espaces confinés. On pensait, à l’époque, que les miasmes et les maladies – choléra, tuberculose, etc. – se répandaient dans l’air. À la fin du XVIIIe, à Paris, on a démoli un grand nombre de ponts sur la Seine, afin de créer un vaste couloir d’air qui puisse ventiler les rues adjacentes. Dans cette même optique, le baron Haussmann, sous Napoléon III, fit percer de larges avenues. On peut dire que les épidémies ont « contribué » à dessiner la ville. Même Le Corbusier, dans les années 1930, propose, pour Paris, des grands ensembles faits d’immeubles largement espacés. Or toutes ces suppositions quant à une transmission « aérienne » des maladies se sont, par la suite, révélées fausses. Le choléra, par exemple, se transmet par le biais de l’eau.

En quoi la crise sanitaire bouscule-t-elle l’architecture ?

Contrairement au passé, l’architecture intervient peu dans la crise sanitaire actuelle. Certes, sachant que le virus stagne plus ou moins longtemps sur telle ou telle surface, on pourrait se dire que privilégier un matériau en fonction de la persistance dudit virus serait une piste à creuser. Mais ce scénario est clairement exagéré. Si la lutte contre l’épidémie ne se passe pas au niveau de l’architecture en tant que telle, il existe, en revanche, un enjeu social très important : l’égalité du logement et la qualité de vie pour chacun. La pandémie, a fortiori en période de confinement, exacerbe les inégalités sociales : mieux vaut être peu nombreux à habiter un étage élevé avec de grandes baies vitrées et un balcon au soleil, plutôt qu’une famille nombreuse dans un rez-de-chaussée exigu uniquement orienté sur rue… Un accès à l’air et à la lumière naturelle égalitaire pour tous est un enjeu majeur pour l’architecture.

C’est quoi une « architecture climatique » ?

L’histoire fournit nombre d’exemples. Prenez la Villa Rotonda d’Andrea Palladio, près de Vicence. On a beaucoup glosé sur ces principes géométriques mêlant cercle et carré, mais on a un peu vite oublié que son dôme permet à l’air chaud de s’élever ou que ses portiques font office de brise-soleil. Bref, elle a été érigée au XVIe siècle sur des principes climatiques. Dans nos projets, l’une des notions essentielles est la thermorégulation. Nous étudions ainsi divers modes de transfert de l’énergie qui permettent de l’atteindre : émissivité, conduction, ventilation, évaporation, radiation, convection, etc.

Vous avez publié fin 2019, aux éditions B2, l’ouvrage Le Jardin météorologique sur le nouveau parc central de Taichung, à Taïwan. De quoi s’agit-il ?

C’est un concours international que j’ai remporté, en 2011, avec la paysagiste Catherine Mosbach et l’architecte Ricky Liu : l’aménagement d’un parc public de 67 hectares, soit trois fois le parc de La Villette, à Paris. Au préalable, nous avions cartographié trois domaines : la chaleur, l’humidité de l’air et la pollution. Ces trois couches superposées nous ont permis de dessiner une forme optimale du parc, ainsi que les divers parcours. Plusieurs architectures climatiques, comme des « pavillons-machines » diffusant air froid ou gouttes d’eau (voir ill.), participent à la thermorégulation du lieu. Pour rafraîchir l’atmosphère, les arbres ont été densifiés. Les essences sont choisies à dessein : certaines à feuilles duveteuses capturent la pollution, d’autres à troncs poreux absorbent le son.

Cette recherche sub-tropicale peut-elle être « dupliquée » pour les métropoles occidentales ?

J’applique depuis longtemps ces principes climatiques et je compte bien continuer, notamment pour deux concours que nous avons récemment gagnés : l’aménagement des quartiers Farini et San Cristoforo, à Milan, avec l’agence néerlandaise OMA, et l’extension nord-est de la ville de Munich, avec l’agence allemande Bauchplan. Un point est sûr : en été, il faudra rafraîchir la ville. Les métropoles européennes sont déjà en train de s’armer par rapport à un climat qui va inévitablement se réchauffer. La Mairie de Genève, par exemple, exige désormais que les futurs projets intègrent le fait que le climat, à la fin du siècle, pourrait y être équivalent à celui des Pouilles, dans le sud de l’Italie.

Concrètement, que peut-on faire dès à présent avec l’existant ?

Il faut 300 arbres pour évacuer le CO2 d’une seule personne, vous imaginez pour une ville ? Rien ne sert de planter des arbres pour capturer le CO2 en aval, mieux vaut agir en amont. Les bâtiments sont aujourd’hui responsables de 40 % des émissions de gaz à effet de serre, l’un des facteurs à l’origine du réchauffement climatique. Diminuer ces émissions implique deux choses : assurer une meilleure isolation thermique et passer aux énergies renouvelables. Il faut tendre vers des bâtiments à zéro émission. Une autre piste est la diminution de l’albédo – fraction de la lumière que réfléchit une surface – des bâtiments. On sait, par exemple, que le blanc – regardez en Grèce – permet de refléter la lumière, contrairement au noir du bitume des routes. Renvoyer la lumière permet d’éviter la surchauffe de la ville.

Comment ce tournant « réaliste » peut-il se traduire, demain, en architecture et en urbanisme ?

Cela va renouveler entièrement le champ esthétique. Un nouveau langage architectural peut naître et le champ est gigantesque. Quelle forme pourrait prendre une maison ou une ville le long d’un courant d’air ? Cela impliquera, sans doute, une répartition différente des programmes. Repenser la forme des villes pour y créer des courants d’air et leur permettre de se refroidir toutes seules, est un défi. Mieux « ventiler » la ville aurait, en outre, un effet bénéfique sur la pollution, en particulier aux particules fines. Rappelons que, selon les chiffres de l’OMS datant de 2018, la pollution de l’air fait 7 millions de morts par an sur la planète.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°544 du 24 avril 2020, avec le titre suivant : Philippe Rahm, architecte : « L’architecture intervient peu dans la crise sanitaire actuelle »

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