Photographie

Peter Szendy : « L’influence des images sur la politique ne fait que commencer »

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 29 février 2020 - 1682 mots

PARIS

Auteur du Supermarché du visible, Peter Szendy est à l’origine de l’exposition « Le supermarché des images », au Jeu de paume. L’exposition réunit des artistes qui mettent en perspective notre monde saturé d’images, produit d’une circulation et d’une marchandisation spécifiques, que le commissaire appelle « iconomie ».

L’exposition est intitulée « Le supermarché des images » : de quelles images s’agit-il ?

Il s’agit de toutes les images qui circulent – plus de 100 millions par heure sur les réseaux sociaux –, quelle que soit la nature de leur production et de leur support. Il peut s’agir d’un tableau, d’une photographie, d’une vidéo, d’images de surveillance ou d’imagerie médicale. Ce qui les distingue, ce n’est pas tant le fait qu’elles circulent, mais plutôt leur régime de vitesse. Car, par définition, l’image circule mais à des vitesses différentes. Un tableau est une image qui circule de façon lente, intermittente, avec des longs moments de pause, alors qu’une image numérique est vouée à une circulation constante et ultrarapide. Nous, êtres humains, nous ne produisons qu’une infime partie des images créées chaque jour par des machines. « La culture visuelle humaine est devenue un simple cas particulier de la vision, voire une exception à la règle », souligne le photographe Trevor Paglen.

En quoi le supermarché est-il une métaphore adaptée pour désigner cette circulation des images ?

Il est clair que le supermarché (ou l’hypermarché) est un état un peu daté de notre relation aux marchandises. Mais, d’un autre côté, face à un tel flot d’images, la métaphore du supermarché pose bien la question de leur transport, de leur stockage, de leur présentation, de leur gestion, de leur valeur et donc de tout le travail qu’elles induisent, des voies de circulation qu’elles empruntent, des échanges qu’elles génèrent ou non. Cette vie des images est l’enjeu d’une économie générale des images que j’appelle « iconomie », mot-valise dans lequel s’entend d’une part icône, l’un des noms grecs pour image, et d’autre part économie. Le premier à avoir employé ce terme est le philosophe Jean-Joseph Goux dans un article d’Art Press en 1992, mais dans un sens plus restreint que celui que je lui donne. Car ce qui l’intéresse, c’est le passage de la spéculation monétaire à la spéculation sur l’art. Quand je reprends ce mot d’iconomie, c’est en revanche pour penser la circulation et les échanges des images à grande échelle.

Peut-on dater la naissance de cette circulation des images ?

Il faut sans doute revenir à la scène fondatrice de l’invention de la peinture telle qu’elle est décrite par Pline dans son Histoire naturelle. On y voit la fille du potier Butades reproduire sur le mur les contours de l’ombre projetée de son amant sur le point de partir, dessin dont le père réalise immédiatement un moulage. En relisant ce texte à la lueur de ce qui nous arrive aujourd’hui, je me suis rendu compte qu’il faut penser les deux actions non pas séparément mais ensemble. L’origine de la peinture, ce n’est pas le dessin de l’ombre, mais le dessin de l’ombre qui devient un moulage. Dès l’origine, on voit bien que l’image se transforme, passe d’un format à un autre, qu’elle est en perpétuelle métamorphose. De nos jours, la question de l’image, c’est précisément son passage d’un format à un autre, sa vitesse. Les images peuvent être converties en JPEG, en GIF. Elles peuvent être en haute ou basse résolution. C’est ainsi que se négocie leur poids et donc leur vitesse de circulation.

En quoi le regard est-il producteur de valeur dans cette économie des images ?

Il l’est de différentes manières. On ne s’en rend pas compte, mais le simple fait de regarder une image sur un écran peut impliquer du travail déguisé, caché, invisible. Dans l’exposition, Aram Bartholl le rappelle avec son installation Are You Human?, créée à partir des puzzles d’images ou de mots (les Captcha) que Google nous demande de reconnaître de façon apparemment gratuite pour pouvoir effectuer une recherche ou un téléchargement. Or cette opération de sécurité visant à départager humains et robots n’est absolument pas gratuite puisqu’elle sert à perfectionner, à former des algorithmes de reconnaissance automatique. Une autre manière dont le regard produit de la valeur tient à ce que Marcel Duchamp soulignait lorsqu’il disait que « ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». Effectivement les études d’oculométrie, c’est-à-dire le suivi des déplacements de notre pupille, montrent que notre regard devant une image produit des mouvements oculaires qui forment une toile arachnéenne de trajectoires, des tracés qui sont autant de gestes des yeux, si j’ose dire, pour évaluer, comparer.

Dans cette iconomie, la valeur esthétique d’une image n’est-elle donc pas essentielle, voire totalement étrangère à ce système ?

Non, mais l’appréciation esthétique n’est qu’un aspect très particulier et restreint de notre rapport aux images. Il n’y a d’ailleurs pas, pour moi, d’opposition entre l’économie et l’esthétique. Je considère plutôt l’attitude esthétique et son caractère désintéressé (tel que l’a défini Kant) comme une production singulière surgie à une certaine époque (disons, le XVIIIe siècle) dans l’économie générale des images.

L’iconomie signe donc une nouvelle ère d’appréciation, voire engage à une autre écriture de l’histoire des images ?

Absolument. L’iconomie, telle que je l’entends, essaie de rendre compte des mutations en cours. Cette autre histoire des images, Aby Warburg a commencé à la penser dans les termes de ce qu’il appelle « la migration des images », leurs « routes migratoires » ou leurs « voies ». Mais les cartes de circulation et d’échanges des images qu’il a dessinées correspondent à un moment circonscrit dans l’histoire passée, par exemple à la Renaissance. L’autre grande figure tutélaire à laquelle je me réfère est Walter Benjamin qui, peu de temps après Warburg, dans son célèbre essai L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, pense la circulation de l’image en termes de vitesse. Il est important de prêter attention à ce qu’il dit à propos de ces images qui nous échappent dans leur circulation et leurs échanges. Faire dialoguer Warburg et Benjamin permet de saisir la dimension matérielle des images vouées à une circulation ultrarapide le long des voies, des voiries matérialisées par les câbles traversant les mers et les terres pour relier des data centers. Cette circulation induit une manutention et une logistique numériques qu’on oublie, alors qu’elle a aussi un impact environnemental, écologique important. Ces centres de stockage de données sont des grands consommateurs d’énergie. On oublie à quel point les milliards d’images qui circulent de manière invisible contribuent au réchauffement climatique.

Qui dit circulation dit aussi identification de ses ses acteurs. Qui sont-ils ?

Ce sont essentiellement les GAFA, à savoir Google (dont YouTube est une filiale), Apple, Facebook (qui gère Instagram) et Amazon. La question de l’économie des images est aussi une question politique. On ne peut pas penser l’une sans l’autre. La manière dont Facebook a pu interférer récemment avec le processus électoral le montre bien. L’influence que la circulation des images peut avoir sur la décision politique ne fait que commencer. C’est pourquoi je suis tenté de parler d’iconomie politique, comme on a pu parler d’économie politique, à partir des XVIIe et XVIIIe siècles. Car dès qu’il est question d’économie des images, on est confronté au problème de l’organisation de leurs voies de circulation et des pouvoirs, étatiques ou non, qui les gèrent.

Dans son livre L’image peut-elle tuer ?, Marie-José Mondzain compare l’image à une drogue et décrit les mécanismes de la dépendance. « Quelqu’un qui n’est plus qu’un consommateur est lui-même consommé, consumé. L’image asservit », dit-elle. Cette économie des images peut-elle être considérée effectivement comme un asservissement ?

L’économie des images suscite indéniablement des situations d’asservissement. Mais plutôt que de parler de la dépendance de ceux qui regardent, il me semble important de rappeler l’asservissement de ceux qui travaillent dans l’ombre pour produire de la visibilité. L’exposition en montre des exemples frappants, notamment la vidéo bouleversante de Martin Le Chevallier intitulée Clickworkers, où l’on entend les témoignages de femmes de différents pays (Pologne, Bangladesh) employées par des sociétés à « liker » ou « taguer » jour et nuit des images, des vidéos qu’elles n’ont pas le temps de regarder. Il y a aussi ce portrait d’une Philippine en Sainte-Lucie avec lequel Lauren Huret évoque les milliers de personnes employées à bas prix en Asie par des sous-traitants des entreprises du Web pour trier, supprimer ou censurer les contenus visuels non désirés.

Est-il possible de penser une résistance, voire des contre-pouvoirs à cette économie des images ?

Non seulement c’est possible mais, au fond, c’est ce que font tous les artistes de l’exposition. Si l’on considère que l’enjeu de l’iconomie est la vitesse de circulation des images, on pourrait dire que l’art est une manière soit de les ralentir, soit de nous faire prendre conscience de cette vitesse. Et la prise de conscience, c’est le début de la résistance.

"Le supermarchédes images", l’exposition du Jeu de paume

Après « Soulèvements » de Georges Didi-Huberman au Jeu de paume en 2016, Marta Gili, directrice de l’institution jusqu’en octobre 2018, a passé commande à Peter Szendy pour une autre exposition à contenu. Le philosophe est un autre penseur de l’image dont la première exposition développe sa réflexion entamée sur l’économie des images dans son ouvrage Le Supermarché du visible. Essai d’iconomie. Dès la porte d’entrée de l’institution franchie, la confrontation physique à la quantité d’images stockées par l’artiste américain Evan Roth dans son cache web depuis la naissance de sa seconde fille, en juin 2016, plonge le visiteur dans le vif du sujet en l’immergeant dans un espace entièrement tapissé d’images du sol au plafond. Des tables analytiques de Kasimir Malevitch sur l’histoire de la circulation des formes, et leurs perceptions stylistiques, aux photographies sous-marines de Trevor Paglen de câbles acheminant l’ensemble des données informatiques : la vie des images revêt des enjeux autant esthétiques qu’économico-politiques, objet d’investigations et/ou de dénonciations d’artistes dont le développement sur les deux niveaux du Jeu de paume explore tour à tour la question du stockage et celle du travail et des infrastructures qu’elles induisent. Il ne s’agit pas pour Peter Szendy de dresser un réquisitoire, mais de susciter étonnements et questionnements sur l’ensemble de ces activités qui nous échappent.

Christine Coste

Peter Szendy (dir.,) Le Supermarché des images,
Gallimard, 320 p., 39 €.
« Le supermarché des images »,
jusqu’au 7 juin 2020. Jeu de paume, 1, place de la Concorde, Paris-8e. Tous les jours de 11 h à 19 h, jusqu’à 21 h le mardi, fermé le lundi. Tarifs 10 et 7,50 €. Commissaire : Peter Szendy. www.jeudepaume.org
Peter Szendy
est professeur en humanités et en littérature comparée à l’université Brown de Providence aux États-Unis. En 2017, il a publié Le Supermarché du visible. Essai d’iconomie aux Éditions de Minuit.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°732 du 1 mars 2020, avec le titre suivant : Peter Szendy : « L’influence des images sur la politique ne fait que commencer »

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