Parole d'artiste

Orlan

« Le corps, une matière d’être »

Par Anaïd Demir · Le Journal des Arts

Le 7 novembre 2003 - 836 mots

 Que représente le carton d’invitation de votre exposition à la galerie Michel Rein, à Paris ?
C’est une œuvre de la série « Self-hybridation » africaine intitulée : Masque tricéphale Ogoni et visages mutants de femme franco-européenne. Une hybridation entre un masque Ogoni du Nigeria et mon propre visage. L’exposition s’appelle « Tricéphale », à la fois pour ce masque à trois visages qui parle d’identité mutante, mouvante, nomade… et parce que l’exposition repose sur trois aspects de mon travail, trois visages, trois volets interdépendants. Les œuvres photographiques en noir et blanc de 1964-1966 sont des vintages, des tirages d’époque où je me suis représentée, nue, telle une sculpture sans visage ou avec un masque. Ils ne sont pas africains, mais un lien s’établit entre les masques de ce travail et les photos récentes, qui sont, elles, complètement retravaillées sur ordinateur. Le dernier aspect est représenté par une installation vidéo récente. J’ai tourné l’année dernière à Gozo, une petite île au large de Malte, des images de feux d’artifice sur poteaux. Feux d’artifice de mon enfance, interdits depuis longtemps en France car dangereux. Ce sont des bains de lumières, de fumée, de sons, de fulgurance d’une intensité incroyable, et j’ai voulu redire cela. Les feux d’artifice sont bien sûr une belle métaphore pour parler de la vie, de l’éphémère… et j’ai mixé ces images de plaisirs visuels à des crânes filmés sur les pavements d’églises de cette île. C’est un memento mori épicurien.

Quel impact le numérique a-t-il eu sur votre travail ces dernières années ?
Je me suis toujours beaucoup intéressée aux nouvelles technologies. J’ai commencé à travailler la vidéo dès son apparition, et j’ai enchaîné avec la palette graphique. J’ai toujours aimé qu’il n’y ait pas de rupture entre l’ancien et le moderne : j’ai tout autant réalisé des sculptures en marbre de Carrare que des œuvres avec Internet, des images numériques, de la vidéo… Mais je n’aime pas du tout que l’on parle de l’art en termes de support. Pour moi, l’art est un positionnement dans le monde et par rapport à l’histoire de l’art.

La chirurgie esthétique a-t-elle été une manière pour vous d’atteindre les standards de beauté ?
Au contraire. Je pense que si l’on parle de moi en décrivant une femme qui a deux bosses sur la tête, on peut aussi considérer qu’il s’agit d’un monstre abominable. Mon travail n’a pas commencé avec la chirurgie esthétique, mais avec ces photographies de mon corps considéré comme une sculpture. La chirurgie fait partie des œuvres qui ont engendré un scandale… Parmi elles, il y a par exemple Le Baiser de l’artiste, que j’ai vraiment imposé, en 1977, et qui revient, vingt-quatre ans après – par le biais de la collection du FRAC des Pays de la Loire –, pour être mis à l’honneur à l’entrée de la FIAC comme une des œuvres qui ont le plus marqué l’histoire de la manifestation. Souvent, on réduit mon travail aux performances les plus médiatiques aux yeux du grand public. Je suis une artiste qui travaille sur l’autoportrait et qui interroge les pressions sociales qui pèsent sur le corps. L’art a commencé en Occident par la nudité, le corps… c’est un éternel questionnement. Nous ne nous débarrasserons jamais du corps, nous l’interrogerons différemment. La manière dont j’en ai traité dans les années 1990 est extrêmement distincte de ce que j’ai pu faire auparavant.
Dans les années 1970, on évoquait les tabous, la sexualité, la nudité, alors qu’aujourd’hui c’est plutôt le corps mutant, le corps et les nouvelles technologies, la pollution, la malbouffe, la maladie, le sida, les manipulations génétiques… J’ai utilisé la chirurgie esthétique seulement pendant trois ans : neuf opérations de 1990 à 1993… et on ne parle encore que de cela. C’est assez étrange. On me met bien souvent et bien trop facilement dans le tiroir de la performance. Je mène toujours des chantiers parallèles et j’ai commencé mon œuvre par la peinture. Actuellement, je crée aussi des sculptures qui interrogent les standards de la beauté, des photos, de la vidéo ou tout autre chose tel mon projet de culture de peau… Mon travail, depuis le début, est une interrogation sur le statut du corps dans notre société et toutes les pressions sociales qui s’y inscrivent. C’est ce que j’ai problématisé en 1970. Je réfléchis toujours au contexte. Et mon travail est aujourd’hui différent parce que le contexte a changé.

On a peut-être retenu les opérations de chirurgie parce que le corps, à travers ces travaux, était objectivé ?
Notre corps est sans arrêt fabriqué et assujetti par des diktats. Quand j’utilise mon corps et sa représentation, je le considère comme un objet, je le mets à distance, pour évacuer ce que la société et en particulier la publicité édicte, je me le réapproprie. C’est probablement ce pas de côté qui est très irritant, j’affirme avec mon œuvre que le corps est « une matière d’être ».

« Tricéphale », galerie Michel Rein, 42 rue de Turenne, 75003 Paris, tél. 01 42 72 68 13, jusqu’au 6 décembre.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°180 du 7 novembre 2003, avec le titre suivant : Orlan

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