Mark Brusse - Artiste

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 30 août 2016 - 1679 mots

Le peintre et sculpteur néerlandais installé à Paris, un temps proche des Nouveaux Réalistes, a découvert une nouvelle inspiration dans sa rencontre avec l’Asie, à partir des années 1980.

« Mark Brusse voit le monde du dehors avec le regard du dedans », écrivait en 1988 le critique d’art Pierre Restany évoquant cet artiste pérégrin dont les œuvres témoignent d’une communion rousseauiste avec les éléments. Une de ses pièces est montrée jusqu’au 18 septembre dans l’exposition collective « Every Body » au LAAC, à Dunkerque (Nord). le Lieu d’art et action contemporaine conserve un grand nombre de ses œuvres dans ses collections permanentes.

La force d’attraction de l’océan
« Avant d’arriver à Plouguerneau, prenez la direction de Lilia. Puis, à l’église, empruntez la rue qui mène à la mer », précise l’artiste au téléphone, d’une voix enjouée pimentée d’une pointe d’accent batave. Mer et plage de sable fin à bâbord. Landes de terres grignotées par des rochers et de petites maisons blanches à tribord. Cris sonores et stridents des goélands. Sur la bande de bitume qui longe la plage, un homme svelte et droit, vêtu d’une veste bleu foncé et d’une chemise en jean, s’avance à vélo sous le soleil breton. Visage d’empereur romain, regard franc, sourire désarmant. Depuis trois ans chaque été, Mark Brusse, accompagné de son épouse, pose ses valises dans le Pays des Abers, terre de fées et de sorcières. Une contrée âpre qui sied comme un gant à ce chaman contemporain en prise avec les énergies de la Terre, le souffle du vent et les voix de l’océan. Dans le salon, où l’horloge scande les secondes, un masque memento mori népalais voisine avec une sculpture Sepik blanchie à la chaux et l’une de ses toiles énigmatiques figurant une mer vert sombre couverte de petites barques sur lesquelles dansent des langues de feu.

« Je n’aurais jamais pensé posséder un jour une résidence secondaire », lance en souriant ce grand voyageur, qui a acquis cette maison grâce à un legs d’un de ses demi-frères décédé.
L’océan est son univers. Gamin, il a vécu au bord de la mer du Nord à School près d’Alkmaar (là où Picasso a peint, tout jeune, en 1905, La Belle Hollandaise), à une trentaine de kilomètres au nord d’Amsterdam. C’était avant la disparition de son père, un écrivain et journaliste d’investigation concerné par les luttes sociales de son temps, décédé en 1941. Sa mère, fille de commerçants de Rotterdam, se remariera avec un négociant en vin établi à Nimègue, dans l’est des Pays-Bas. Après guerre, dans la ville détruite par les bombardements, cette mère poule optimiste, passionnée de littérature et de poésie, se décide à reprendre un emploi à l’hôpital pour nourrir ses six enfants.
« À Nimègue, ville construite sur un ancien camp romain, quand on me demandait, étant gamin, ce que je voulais faire plus tard, je disais toujours archéologue ou artiste. » Les études d’architecture se révélant « très longues et très sérieuses », le jeune homme opte finalement pour l’école des beaux-arts d’Arnhem. Après des années de lycée plutôt laborieuses, la classe de sculpture qu’il intègre à l’âge de 17 ans est pour lui un véritable bonheur et une résurrection. Son début de myopie et ses terribles maux de dos disparaissent aussitôt.

À sa sortie des Beaux-Arts, amoureux de la matière, fan de Dubuffet, de Tàpies et de De Kooning, il fonde avec trois copains le groupe Nada. Il voyage en Europe et expose à La Haye, Amsterdam et Rotterdam. « Désireux d’aller un peu plus loin », il tente et remporte un concours de l’Alliance française qui lui offre huit mois de séjour à Paris. En 1960, il s’installe sur les bords de Seine où il fréquente les Nouveaux Réalistes réunis autour de Pierre Restany. « Ils avaient compris que l’on pouvait faire de l’art avec tout ce qui vous tombait sous la main. J’étais fasciné par leur audace : ils osaient prendre un objet et l’exposer tel quel, en l’état. »

Bohème et turpitude
Sans un sou, le jeune homme installe son atelier dans un grenier du dépôt du cimetière du Montparnasse. Le bois entreposé là et utilisé pour le coffrage des fosses se transforme aussitôt en bas-reliefs. Plus tard, il louera une chambre d’hôtel dans le quartier de la Contrescarpe avant de squatter une maison à Gentilly, près d’anciennes tanneries. Là, il assemble selon sa fantaisie les machineries en bois, poulies et autres roues abandonnées. Il crée des rébus mystérieux, tantôt ironiques ou oniriques et se plaît à susciter une tension avec les objets qu’il réunit.
À Paris, les expositions s’enchaînent, à la galerie du Haut Pavé, puis chez Ursula Girardon qui montre aussi Jacques Villeglé et Gérard Deschamps ainsi que Tetsumi Kudo et Breyten Breytenbach – ce dernier ayant été introduit par Mark Brusse auprès de la maîtresse des lieux. « Nous vivions comme des clodos », s’amuse-t-il au souvenir de ses années de galère et de débrouille.

En 1965, l’obtention d’une nouvelle bourse lui ouvre les portes de New York. Il y séjourne deux ans au grand dam de son nouveau galeriste parisien, Mathias Fels, qui craint que ses escapades au long cours ne nuisent à sa carrière. À Manhattan, influencé par l’esprit minimaliste, son travail prend une nouvelle dimension. Il renoue avec Fluxus, participe à des happenings et collabore avec John Cage, « un visionnaire qui comprenait l’essence du travail d’un artiste », qu’il retrouvera au début des années 1970 à Berlin, réalisant les environnements de plusieurs de ses concerts.
« Mark était un garçon très chaleureux, très amical. Il fréquentait alors Roland Topor et Erik Dietman, toute une bande d’artistes très gais, très bohèmes, tous plus doués les uns que les autres. C’est quelqu’un sur lequel on peut compter », souligne le peintre Vladimir Velickovic.

Premiers succès : en 1968 il expose ses « Occupations d’espaces » au Stedelijk Museum d’Amsterdam puis ses assemblages à l’ARC-Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1975. Des pièces étranges comme ces garrots étranglant des coussins, ces chaussures en cage et cet autre objet intitulé Private Clinic trahissent les turpitudes du personnage et le gouffre qu’il a tutoyé du fait de sa passion pour la dive bouteille. « C’était un rescapé, un survivant. Il a failli y passer. Il s’est arrêté à temps », se souvient un proche. « C’était très difficile pour mon entourage », avoue-t-il. « En 1986, j’ai obtenu un bel atelier à la Cité fleurie. Je ne buvais plus », glisse-t-il en riant pour dédramatiser.

Dans le magma primordial
La rencontre avec l’Orient, le Japon en 1983 puis la Corée du Sud à partir de 1987 marquent un tournant dans sa vie et dans son travail, l’amorce d’une forme d’épanouissement et de paix intérieure.
« En Asie, j’ai découvert quelque chose que j’avais toujours espéré trouver : la force des symboles, que l’on a un peu perdue en Occident. Mais aussi une forme de spiritualité qui m’a énormément inspirée. En Corée, l’animisme, l’idée que l’on fait partie d’un “Grand Tout” et que l’on doit respecter tout ce qui vit, est encore très fort. Il n’est pas question de religion », modère-t-il, s’excusant presque, comme s’il avait prononcé des gros mots. À la fin des années 1980, Mark Brusse s’attaque pour la première fois de sa vie au dessin et à la peinture. Il travaille sur un papier de mûrier, le papier Hanji, qu’il mouille avant d’appliquer ses couleurs. Ses gouaches diluées sont rehaussées par des pigments, de l’encre et des pastels. « C’est vraiment l’eau qui fait le travail », souligne-t-il.

Des animaux totémiques, tortues, poissons, crapauds surgissent sous les feuillages et les fumerolles, grimpent sur les collines pour dialoguer avec les nuages. Inspirés du folklore des Caraïbes, de petits esprits en formes de poire, immergés, peuplent alors ses toiles. Les paysages se font anthropomorphes. Les frontières entre les règnes humain, animal et végétal sont gommées. « Les peintures et tempera de Mark Brusse ouvrent le grand livre d’images d’une nature immémoriale, d’avant le temps, celui de la “soupe originelle”, l’envoûtante mémoire des ombres, le magma primordial », écrivait en 2012 Véronique Petit dans le catalogue de l’exposition « Mark Brusse, in out » présentée au Musée d’art Roger-Quillot à Clermont-Ferrand.

Tout un vocabulaire brussien emplit alors ses toiles : la plume d’abord, symbole de transcendance, de fertilité, mais aussi outil de divination des chamans. La langue qui jaillit de la bouche, la main ouverte, la vulve, le cœur et la langue de feu. « J’écoute ma propre intuition et je la suis. De temps en temps, j’ai comme des flashs que j’essaye le plus possible d’approcher dans l’exécution de mon travail. Quand je n’y parviens pas, je tente une seconde fois, puis une troisième… »

De nombreuses commandes publiques
Depuis sa première sculpture monumentale réalisée à Séoul en 1987, les commandes publiques se multiplient. Celles-ci le conduisent à sillonner le monde, pour le plus grand bonheur de cet insatiable curieux aux semelles de vent : à Taïwan, à Porto Rico, à La Réunion, en Équateur et en Italie notamment. Aux pieds du mont Vésuve, il a réalisé une immense œuvre en pierre volcanique incrustée de six grands yeux en marbre blanc qui semblent regarder dans toutes les directions. « Il a beaucoup d’humour. C’est un homme charmant et fidèle en amitié », observe l’artiste Jean-Jacques Lebel, évoquant son sourire ironique qui lui rappelle celui du Bouddha et sa façon de « se mouvoir dans l’espace avec beaucoup de légèreté, un peu à la manière d’un danseur ».

Cet automne, le globe-trotter repartira en Corée du Sud avec sa femme, Nobuko, dessinatrice et graveuse. Pourquoi et pour qui continuer à créer ? « Si l’artiste a une fonction dans notre monde archi-rationnel, celle-ci serait de rendre visible l’invisible. Et de permettre aux hommes d’écouter leur voix intérieure », pointe Mark Brusse, imperturbable, en sirotant son café, tourné vers l’océan.

MARK BRUSSE EN DATES

1937 : Naissance à Alkmaar aux Pays-Bas.
1954-1959 : École des Beaux-arts à Arnhem (Pays-Bas).
1960 : S’installe à Paris.
1968 : Exposition au Stedelijk Museum d’Amsterdam.
1975 : Exposition à l’ARC-Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
1987-1988 : Séjourne à deux reprises en Corée du Sud où il réalise une sculpture monumentale.
1998-2000 : Se rend régulièrement en Équateur où il exécute une œuvre monumentale à Quito.
2016 : Exposition à la galerie Louis Carré & Cie : « Mark Brusse. La pose d’un lapin ».

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°462 du 2 septembre 2016, avec le titre suivant : Mark Brusse - Artiste

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