Art contemporain

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Les petits plats dans les grands

Par Julie Portier · Le Journal des Arts

Le 25 novembre 2008 - 825 mots

À Amiens, la collection privée se déguste au Musée dans deux expositions où sont mis à l’honneur les choix de Florence et Daniel Guerlain et de Jannick Thiroux

AMIENS. Le cabinet d’amateur s’installe dans l’espace public à Amiens, où le FRAC Picardie consacre une exposition à la collection de dessins de Florence et Daniel Guerlain, tandis que le Musée de Picardie accueille un échantillon de la collection d’art contemporain de Jannick Thiroux. Ces expositions, par le déplacement qu’elles opèrent du privé au public, offrent un double regard original sur l’art contemporain, mais sont aussi l’occasion de raviver une réflexion sur la relation du musée à la collection privée. L’histoire montre que leurs destins sont intimement liés. Alors qu’elle en assume le rôle pédagogique avant sa création, à mesure que se développe le musée, la collection privée s’affirme par l’originalité de ses choix, confiés à la souveraineté du goût. Devenant bientôt le contraire de l’institution qui abrite un art consacré, la collection privée reste paradoxalement le seul allié de son renouvellement. Aujourd’hui, alors que l’art contemporain est représenté et promu dans de nombreuses institutions, quel rôle la collection privée joue-t-elle dans l’espace public  ? Ces expositions montrent qu’elle est toujours en avant-poste sur la création en dévoilant de méconnus talents, illustrés ici dans les surprenantes céramiques d’Elsa Sahal (au Musée) ou les exquises vanités du jeune Thomas Lerooy (au FRAC). La collection privée nourrit la collection publique. Jannick Thiroux donnera, en effet, plusieurs œuvres au Musée de Picardie.
Krzysztof Pomian, spécialiste de la question, note ainsi «  à la fois l’inséparabilité de la collection particulière et du musée, et l’incompatibilité des principes qui les régissent  » (1). En effet, leurs logiques opposent le choix argumenté à l’achat compulsif («  Je sais que j’ai un besoin vital de cette œuvre, mais je ne sais pas pourquoi  », confie Jannick Thiroux), l’évaluation historique au seul jugement du goût, le classement à l’accumulation… Ainsi, le premier défi posé par ce déplacement de la collection au musée est celui de son exposition. Sylvie Couderc (disparue cet été) y répondit par une scénographie qui mime l’espace domestique  ; «  c’est comme à la maison, mais différemment  », note le collectionneur. Yves Lecointre au FRAC, par une sélection et un accrochage qui opère des rapprochements thématiques (le corps, les rêves d’architecture, les mythes), distingue de l’ordre dans le désordre, et fait ainsi émerger du sens. L’exposition «  délocalisée  », confiée à l’œil et à la logique du musée, invite donc la collection à réfléchir sur elle-même, et penser son évolution. Ce dialogue fertile pourrait revisiter la formule de Pomian  : le musée et la collection seraient inséparables car incompatibles dans leurs principes.

La saveur des expositions du FRAC et du Musée de Picardie cacherait-elle son ingrédient secret dans la nature même de la collection particulière, dans son infaillible logique  : la passion  ? Elle en est la pièce maîtresse, en arrière-plan de chaque œuvre, qui trahit des obsessions, à l’image d’un mur entier recouvert de dessins de Javier Pérez («  Metamorphosis  » au FRAC). Elle témoigne des amitiés (celle de Jannick Thiroux et Erik Dietman), et, dans les deux collections, exhale un goût pour le thème du corps, un appétit pour la sensualité des matières, instaurant un rapport charnel à l’œuvre. L’émail lisse des céramiques de Jannick Thiroux ou les «  peaux  » écorchées des feuilles des Guerlain dessineraient-ils en creux le portrait de ces collectionneurs – au passage, tous cosmétologues  ? Ces peaux revêtent les épidermes les plus variés, étirant la définition du médium. Elles sont fumée et collage dans Vixsmudh de Tony Oursler ou prodigieuses coulures dans les encres de Roland Flexner, quand apparaissent d’improbables paysages aquatiques. Le dessin à lui seul, présent dans ces deux collections, convoque l’intimité du rapport à l’œuvre que l’on savoure ici. «  Là où le geste n’a aucun repentir  », note Daniel Guerlain, le dessin matérialise la mince interface entre l’idée et le trait. Il recueille les pensées secrètes sur la vie et la mort dans le rouge et le noir des feuilles de Javier Pérez. Il donne vie aux rêves d’architectures, aux spéculations utopiques. Il nous raconte des histoires mêmes, comme celles des «  poupées bizarres  » de Jean-Luc Verna, sorties d’un conte de fée dilué au vitriol… «  Pour moi, c’est de la littérature  », confie Daniel Guerlain.

(1) «  L’art vivant, les collectionneurs et les musées  », In Passions Privées  : collections particulières d’art moderne et contemporain en France, décembre  1995 — mars  1996/Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Paris  : Paris Musées, 1995.

ANATOMIE, LES PEAUX DU DESSIN, jusqu’au 17 janv. 2009, FRAC Picardie, 45, rue Pointin, 80041 Amiens, Tél. 03 22 91 66 00, du lundi au vendredi 14h-18h. Cat. 159 p., ISBN 2-912258-08-1.

DES CERTITUDES, SANS DOUTE(S), jusqu’au 31 décembre, Musée de Picardie, 48, rue de la République, 80000 Amiens, Tél. 03 22 97 14 00, du mardi au dimanche 10h-12h30 et 14h-18h. Catalogue à paraître.

ANATOMIE
Collection Florence et Daniel Guerlain
Commissaire de l’exposition : Yves Lecointre, directeur du FRAC Picardie Nombre de dessins : 210

DES CERTITUDES
Collection Jannick Thiroux
Commissaire de l’exposition : Sylvie Couderc
Nombre d’œuvres : 52

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°292 du 28 novembre 2008, avec le titre suivant : Les petits plats dans les grands

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