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L’ère du faux

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 12 février 2020 - 498 mots

Deepfake -  Aux fake news propagées avec régularité sur Internet s’ajoute depuis quelques mois un nouvel objet d’inquiétude et de curiosité : le deepfake, ou hypertrucage.

Sylvester Stallone remplace Arnold Schwarzenegger dans le rôle de Terminator © Photo Ctrl Shift face.
Sylvester Stallone remplace Arnold Schwarzenegger dans le rôle de Terminator
© Photo Ctrl Shift face.

L’anglicisme n’a pas encore fait son entrée dans le dictionnaire, mais il circule très largement en ligne, après un pic de requêtes en janvier 2018. Il désigne une technologie fondée sur le deeplearning et permet de remplacer un visage par un autre dans une vidéo ou de modifier une voix avec un certain réalisme. L’artiste slovaque Ctrl Shift Face en est l’artisan le plus célèbre. Sur sa chaîne YouTube, Terminator est interprété par Sylvester Stallone, Jim Carrey remplace Jack Nicholson dans une scène de Shining et Bruce Lee Keanu Reeves dans Matrix. En décembre 2019, le détournement d’une pub Dior par crookedpixel substituait aussi Rowan Atkinson à Charlize Theron, modèle du spot original. L’acteur s’y avérait troublant de sensualité queer, à rebours des gags potaches de son personnage fétiche, Mr. Bean. Si l’on en croit Ctrl Shift Face, la création et la diffusion de deepfakes obéit d’abord à des visées critiques : il s’agit d’appeler les internautes à la vigilance et d’aiguiser leur esprit critique en dévoilant, via le recours à des séquences mythiques du cinéma, le réalisme des trucages que le deeplearning rend désormais possibles.

La nature des images manipulées et leur place au panthéon de la pop culture y dévoilent d’emblée l’imposture, et excluent toute équivoque quant à leur authenticité. À ce titre, les deepfakes les plus populaires sur les réseaux sociaux ont d’abord une vocation récréative : ce sont des objets « pop », typiques de la culture numérique et de son goût pour le mash-up et le remix. L’inquiétude suscitée par cette technologie porte bien davantage sur ses nombreux usages pornographiques, et sur d’éventuelles manipulations politiques. En témoigne la polémique qui a accompagné le lancement en Chine, en septembre 2019, de Zao : cette application développée par le géant des technologies Momo rend le deepfake accessible à n’importe qui, moyennant quelques selfies. À ce titre, elle a d’emblée été suspectée d’encourager l’imposture de masse, mais aussi de masquer sous des atours divertissants une collecte tout aussi massive d’informations.

À ce jour, il existe pourtant très peu d’exemples avérés d’usages politiques du deepfake. Parmi eux, une fausse déclaration de Mark Zuckerberg publiée sur Instagram par deux artistes en juin 2019, ou la campagne de Solidarité Sida lancée en octobre 2019, qui recourait à cette technologie pour montrer un Donald Trump déclarant avoir éradiqué le VIH. Mais ces deux vidéos se donnaient explicitement pour des faux et s’inscrivaient en somme dans la lignée de célèbres canulars médiatiques perpétrés à des fins tactiques, dont ceux des Yes Men. On peut alors faire l’hypothèse que la portée manipulatoire du deepfake est d’autant plus faible que ce dernier est spectaculaire. Du reste, les affaires Snowden ou Cambridge Analytica suggèrent que les manipulations les plus massives de l’opinion ont plutôt tendance à s’orchestrer à bas bruit, dans le secret des services de marketing politique et de renseignement…

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°731 du 1 février 2020, avec le titre suivant : L’ère du faux

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