Art contemporain

Rétrospective

L’énigmatique ailleurs de Djamel Tatah

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 29 janvier 2014 - 756 mots

Étrangement absents, les personnages introvertis et déroutants de Djamel Tatah construisent leur propre espace et composent un univers intemporel.

SAINT-PAUL-DE-VENCE - Les spectateurs traversent les salles sans prononcer une parole. Alignés, les tableaux de Djamel Tatah respirent le silence. Un silence qui n’a toutefois rien de neutre, car il dégage quelque chose de dérangeant, d’inquiétant même. Les personnages, muets, en position frontale, au regard absent, interdisent un quelconque dialogue. En fait, ils sont là, sans y être vraiment. Les formes sont détachées de la matière, la texture est absente, les faibles reliefs paraissent sans poids. La fascination que ces images exercent sur le spectateur s’explique par le fait que le peintre ne les considère pas comme un motif qui s’intègre dans un cadre plus général, mais comme un élément à part, séparé du reste du monde. Autrement dit, c’est une œuvre fondée sur la réalité, sans y appartenir.

Figurative, cette peinture déroge aux principes de la composition consacrés depuis la Renaissance. Basée sur le rapport figure/fond, elle permettait aux acteurs de l’histoire présumée de se mouvoir dans un espace obtenu par le truchement de la perspective, créant un univers parallèle au nôtre. Non pas que ce couple ait disparu chez Tatah, car des contours nets séparent clairement les figures du reste de la toile. Toutefois, ce sont des effigies bidimensionnelles, qui semblent délicatement et directement posées dans leur support, une mince pellicule ajoutée après-coup au cœur de la fine surface. Figé, résistant à toute investigation psychologique, le sujet dont l’activité reste comme en suspens, est emprisonné à l’intérieur d’un no man’s land pictural.

Cette incarnation plastique des personnages, ancrés dans le support, suscite une tension presque insupportable avec le vide absolu qui les entoure. Mais peut-être, plus que le vide, c’est le terme d’absence qui décrit le mieux l’environnement dans lequel se glissent les figures de l’artiste. De fait, chez Tatah, les fonds dénudés, désertés, délivrés d’éléments parasites, des « monochromes », des murs de couleurs n’offrent aucun indice sur le cadre de vie des hommes et des femmes représentés ici, ne révèlent rien sur leur milieu.

Face à cette indifférence au réel tangible, à ce détachement de toute contingence matérielle, on ne peut pas éviter un sentiment de malaise. Sentiment d’autant plus important qu’on sent confusément que chacune des figures retient non pas un secret, mais plutôt des choses, des paroles, des sentiments qu’elle n’arrive pas à prononcer.

Absence de narration, ...encore que
Tout laisse à croire que tous ces personnages, solitaires et immobilisés, partagent cet autisme contraint, cette tension intérieure dont les visages couverts de blanc interdisent une expression visible. S’agirait-il d’une peinture qui refuserait de prendre une position, de s’inscrire dans l’histoire ? On pourrait le croire, tant la narration y est exclue, tant les personnages à peine différenciés qui reviennent sans cesse dans ces tableaux semblent « génériques ».

Même si la majorité des toiles n’a pas de titre, une œuvre nommée Femmes d’Alger (2003) rappelle immédiatement les origines familiales de Tatah (rappelons que l’exposition récente est un projet commun entre le Musée d’art moderne d’Alger et la Fondation Maeght). La version monumentale présentée ici met en scène trois groupes de six femmes « comme une frise archaïque et fondamentale », décrit Éric de Chassey, cocommissaire de l’exposition. Non pas qu’il s’agisse d’un constat ou d’un manifeste politique explicite. Pour preuve, on retrouve pratiquement les mêmes figures dans une œuvre qui est un « hommage » direct à un chef-d’œuvre artistique : La visitation de Pontormo (1529). Pourtant, ces figures à la fois contemporaines et intemporelles, dénuées de tout pathos, de toute forme de déclaration grandiloquente, dégagent une forme de résistance obstinée et impressionnante. Avec ces femmes, il s’agit moins de la répétition d’un thème visuel unique que d’un rassemblement, d’une foule qui fait face.

D’autres tableaux offrent des visions parfois plus sombres des corps allongés (plongés dans un sommeil profond ou morts ?). Ailleurs encore l’étrangeté fait irruption dans l’ordinaire, quand des figures fragmentées se détachent du sol et flottent au-dessus des visiteurs. Déclinés dans des positions différentes, comme surpris de se trouver sous les feux de la rampe, les personnages de Tatah, tout sauf bavards, expriment, par des postures un peu raides, toute la mesure de leur étonnement et, peut-être aussi, une part de leur fierté.

DJAMEL TATAH

Commissaire : Olivier Kaeppelin, directeur de la Fondation Maeght, et Éric de Chassey, directeur de la Villa Médicis

Nombre d’œuvres : 46

DJAMEL TATAH - MONOGRAPHIE

Jusqu’au 16 mars, Fondation Maeght, 06570 Saint-Paul-de-Vence, tél. 04 93 32 81 63, www.fondation-maeght.com, tlj. 10h-18h.

Consulter la fiche biographique de Djamel Tatah

Légende Photo :
Djamel Tatah - Sans titre - 2003 - huile et cire sur toile - 250 x 600 cm - 3 panneaux - collection Bernard Massini. © Photo : Karin Maucotel/Paris-musées

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°406 du 31 janvier 2014, avec le titre suivant : L’énigmatique ailleurs de Djamel Tatah

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