Paroles d’artiste

Kara Walker : « Penser au corps comme à un lieu de conflits »

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 25 juillet 2007 - 769 mots

Avec des dessins et de vastes panoramas de figures découpées, des films d’animation et des gravures, l’ARC/Musée d’art moderne de la Ville de Paris propose la seule escale européenne de la première rétrospective consacrée à l’œuvre de Kara Walker, artiste née en 1969 à Stockton, en Californie.

Votre œuvre aborde l’histoire des Noirs, de l’esclavage, des classes sociales… Quelle est votre propre relation à cette histoire ?
Ce qui m’intéresse, c’est de bien comprendre quelle est ma propre relation avec l’histoire noire telle qu’elle est dite et pensée à travers des récits, des écrits, des dessins, des événements personnels… Je tente d’explorer tout cela. Je n’essaye pas d’avoir une vue définitive sur quoi que ce soit. Ce sont des images et des narrations qui peuvent croiser ma propre vie.

Pensez-vous que les États-Unis aient menti à propos de l’histoire noire ?
Cela dépend de ce que vous entendez par mensonge. J’ai grandi dans les années 1970, après le féminisme et les mouvements contestataires. Je pense du coup que mon éducation a été très différente dans la manière de comprendre l’histoire noire. Celle-ci a attendu longtemps avant d’intégrer celle des États-Unis, au même titre que l’histoire mexicaine ou chinoise. Je suis née en Californie, et j’ai donc eu très tôt cette expérience multiculturelle qui n’a pas vraiment été traduite dans le Sud. Il y a eu beaucoup de mensonges et, je crois, de mythologies surtout. Les mensonges sont très orientés, alors que les mythologies sont ouvertes. Les gens commencent à croire à quelque chose et permettent le développement d’idées sur les races, les classes, les cultures… Je pense aussi que nous avons des idées rétrospectives à propos des mouvements noirs. Le « black power movement » ou le « black art movement » sont très orientés en vue d’exercer un travail de mémoire et d’éducation.

Peut-on définir votre travail comme une combinaison entre une construction mentale et des éléments issus d’un contexte historique ?
Oui, car c’est une chose curieuse pour moi que d’être un être humain, mais aussi une artiste. Je suis très intéressée par les histoires personnelles et les fantasmes, les incompréhensions qui influent sur la façon dont vous voyez l’histoire ou le passé. Et donc sur la manière de parler de la « vérité ».

Comment avez-vous, dès vos débuts, choisi cette voie esthétique du collage, des figures découpées, du théâtre d’ombres ?
Quand j’étais étudiante, je peignais. Je pense toujours être peintre, mais j’ai cru que je devais abandonner la peinture car, d’une certaine manière, elle s’attachait trop à mes besoins. Je trouvais aussi qu’elle était en quelque sorte le grand-père du langage. Afin de pratiquer, j’avais besoin d’une sorte d’affect, un genre de relation existentielle avec le plan pictural et l’art. Retourner aux ombres me permettait donc d’essayer de faire une image qui soit comme un envers. Mais cela s’est passé d’une manière très organique. Je me suis rendu compte que ce dont je parlais dans ma propre pratique était l’espace vierge. Un trou noir d’où j’ai extrait des formes.

Pour quelles raisons la sexualité est-elle si importante dans votre travail ? Est-ce une question de pouvoir ?
Cela a trait au pouvoir, mais aussi à une forte relation avec le visiteur. Les rapports antagonistes entre le regardeur et l’œuvre d’art m’ont toujours intéressée, cette situation où vous ne savez pas vraiment ce que l’œuvre est en train de dire, ni ce qu’il se passe. C’est aussi une façon de penser au corps comme à un lieu de conflits. Il est beaucoup plus facile pour moi de le dépeindre en utilisant des figures de dessin animé, des personnages en interaction avec les lignes et les plans. Quelque chose que je pourrais faire en tant que peintre abstrait. La sexualité permet aussi d’introduire un peu d’humour.

Toute votre œuvre est fondée sur une dichotomie entre ami et ennemi, oppresseur et oppressé…
C’est une idée très utile pour trouver une grande aire de discussion. Le racisme et le sexisme opèrent souvent sous la table, mais pas toujours. Les non-dits sont dès lors très intéressants, car ils permettent d’effectuer des changements de règles. Les dichotomies sont très drôles ; elles aident à assouplir un point de vue, voire à le modifier. Je ne sais pas si c’est possible, mais ça m’intéresse. Et je trouve drôle de s’accrocher à quelque chose tout en se sentant appelée par autre chose.

sKARA WALKER. MON ENNEMI, MON FRÈRE, MON BOURREAU, MON AMOUR

Jusqu’au 9 septembre, ARC/Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11, av. du Président-Wilson, 75116 Paris, tél. 01 53 67 40 00, www.mam.paris.fr, tlj sauf lundi 10h-18h, vendredi-samedi 10h-20h. Catalogue, éd. Walker Art Center, Minneapolis, 418 p., 48,95 euros, ISBN 0-935640-86-X

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°263 du 6 juillet 2007, avec le titre suivant : Kara Walker

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