Belgique - Art contemporain - Photographie

Photographie

Jeff Wall par Jeff Wall

Par Julie Portier · Le Journal des Arts

Le 21 juin 2011 - 720 mots

À Bruxelles, le photographe américain Jeff Wall orchestre magistralement sa rétrospective en forme d’exposition collective.

BRUXELLES - Un sentier zigzagant à travers champ mène vers la zone industrielle qui figure à l’arrière-plan. The Crooked Path, de Jeff Wall, image d’une insoumission discrète au chemin tout tracé, donne son titre à cette exposition qui contourne la figure imposée de la rétrospective. Le « Chemin de traverse », au Palais des beaux-arts de Bruxelles, désigne ce parcours dessiné par Wall lui-même entre ses propres œuvres et celles de nombreux autres artistes qui l’ont marqué. Mais l’expression sied autant à une œuvre qui a réinventé la photographie en traçant une diagonale entre la peinture et le cinéma, et court-circuité les lignes de partage entre le documentaire et la fiction. Alors que l’héritage de la peinture dans la photographie de Wall a été maintes fois rappelé, il s’agissait pour le commissaire Joël Benzakin de mettre l’accent sur son rapport à la photographie. Dans la première salle, autour des célèbres « Transparents » The Destroyed Room (1978), dont la composition fait référence à La Mort de Sardanapale de Delacroix, et Picture for Women (1979), qui reprend la scénographie du Bar aux Folies-Bergère de Manet, il est moins question de peinture que de mise en scène. Jeff Wall y convoque la dernière œuvre de Marcel Duchamp, Étant donné : 1°) la chute de d’eau, 2°) le gaz d’éclairage, en exposant le manuel de montage de l’énigmatique installation. En face est diffusée la vidéo de Rainer Werner Fassbinder, The Bitter Tears of Petra von Kant, empruntée au film du cinéaste allemand dont Wall salue l’usage assumé des artifices et le génie narratif. Il aurait confié que son cinéma lui procurait une émotion égale à celle d’une peinture de Cézanne. Les œuvres ici réunies ont été précisément sélectionnées pour leur impact déterminant. Dès lors, chacune fait sens dans cette « relecture » et se charge d’une tension émotionnelle, à l’exemple de la vidéo montrant Bruce Nauman faisant les cent pas dans son atelier (Walking in an exaggerated manner around the perimeter of a square). Cette performance solitaire est l’allégorie d’une pratique qui réfléchit sur elle-même, dans le retrait de l’atelier, soustrayant l’image à la réception instantanée, rompant la logique spectaculaire, celle-là même qui s’est emparée du médium photographique à des fins publicitaires, et dont Jeff Wall mime malignement les codes avec ses caissons lumineux. 

Figures déracinées
Tout aussi saisissant est le vis-à-vis entre le Storyteller (1986) et les œuvres des minimalistes Carl Andre, Dan Flavin ou Frank Stella. Wall en a retenu la leçon de l’échelle, une « manière emphatique d’interpeller le spectateur » tout en « [transformant] cette grandeur en quelque chose de plus matériel et plus immédiat » (1). Cette monumentalité ordinaire campe le décor paradoxal de la société contemporaine symbolisée en contrebas d’un viaduc en béton, où Jeff Wall dispose des figures déracinées qui rejouent dans ce non-lieu la scène du Déjeuner sur l’herbe. Puis le parcours transite par une sélection de photographies du début du XXe siècle, qui, de Walker Evans à Diane Arbus, illustrent la naissance du médium en tant qu’art. Ici l’histoire de la photographie se réécrit au futur antérieur, quand l’ambivalence entre l’objectivité documentaire et le pur esthétisme, qu’a adoptée Wall, est en germe chez Eugène Atget.

La grande salle sur laquelle débouche cette préhistoire de la photographie plasticienne montre les célèbres Mimic (1982), Milk (1984) ou In Front of a Night-club (2006). Simulant « l’instant décisif », ces images résultent de méticuleuses mises en scène, inspirées par les observations du sociologue Wall. S’il en a été l’artisan décisif, la réinvention de la photographie s’est opérée ailleurs à partir des années 1960. L’artiste rend hommage aux conceptuels ainsi qu’à « l’objectivité poétique » de Roy Arden, de Jean-Marc Bustamante et des représentants de l’école de Düsseldorf, Andrea Gursky ou Thomas Struth. Le parcours s’achève avec des photographies plus récentes, où Wall a laissé de côté le caisson lumineux. Dans Forest (2001), qui figure un feu de camp éteint d’où s’éloignent deux silhouettes, le sujet est des plus énigmatiques et la nature de l’image, douteuse : l’emblème de l’ère du simulacre ?  

(1) propos extraits d’un entretien publié dans le catalogue de l’exposition.

THE CROOKED PATH

Commissaires : Joël Benzakin et Jeff Wall

Nombre d’œuvres : 25 (Jeff Wall), environ 160 en tout

Jeff Wall, The Crooked Path

Jusqu’au 11 septembre, Bozar, Palais des beaux-arts, 23 rue Ravenstein, Bruxelles, tél. 32 2 507 82 00, du mardi au dimanche 10h-18h, 10h-21h le jeudi. Catalogue, éd. Bozar Books/Ludion, 34,90 euros, ISBN 978-90-5544-862-3.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°350 du 24 juin 2011, avec le titre suivant : Jeff Wall par Jeff Wall

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