Art contemporain

Hervé Télémaque

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 16 janvier 2008 - 1453 mots

Cofondateur de la Figuration narrative, l’artiste Hervé Télémaque est un homme poétique que le pouvoir ne peut asservir. Portrait d’un homme à énigmes

Hervé Télémaque est de ces personnalités dont on ne fait pas le tour aisément. Derrière l’érudit cranté d’une vraie conscience morale et politique, se profile un fin diplomate, un « Mazarin » pour certains. Sa courtoisie se teinte parfois de sourires ironiques et de réflexions subtilement vachardes. « Il faut se méfier de sa sévérité et ne pas le prendre au pied de la lettre, prévient son ami, l’historien de l’art Serge Fauchereau. Il peut balancer un jugement à tomber par terre, et trois jours plus tard dire presque le contraire. Il est réfléchi, mais au quotidien c’est un homme d’humeurs. » Un homme que l’on devine plus orgueilleux qu’egotiste. « Je suis certain de mon caractère et de mon originalité pour ne pas avoir à les montrer, affirme l’intéressé. Je ne fais pas une maladie quand mon nom n’est pas dans le journal au bon moment. » Cette apparente sérénité cache pourtant plus d’anxiété que de contentement. Son complice, l’artiste Bernard Rancillac, le disait déjà en 1964 : « Cette décision et cette autorité dans son art vont de pair avec un manque d’assurance et un souci d’effacement dans la vie assez surprenant, dus peut-être à sa nationalité, sa couleur et certains complexes qu’il est difficile d’analyser. » Tout aussi difficile à décoder, son monde d’images et de mots tressés dans un esprit parfois lacanien. « Il donne le sentiment que l’on ne va pas aller au-delà d’une certaine lecture de ses images et qu’il faudra se débrouiller avec ce qu’on y lit », observe la critique d’art Anne Tronche.

« Une force d’opposition »
Télémaque naît à Haïti dans une famille bourgeoise, entre un père médecin qu’il déteste – « il passait pour intelligent mais il était insensible » – et une mère adorée. Le tableau d’une enfance confortable et libérale se complète par la figure d’un oncle poète dans la pure tradition romantico-éthylique. Pour « exister fortement face au père », le jeune homme refuse les trajectoires que ce dernier ambitionne pour son fils, comme la diplomatie, et migre à New York en 1957. Il y découvre Larry Rivers, de Kooning, fait « du sous-Pollock pendant deux jours ». C’est aussi là où le jeune homme jusque-là à l’abri dans un cocon aisé prend conscience du racisme. Une conscience de sa « négritude » qui finit en introspection. « Me découvrir, me raconter, c’était fondamental pour un jeune Haïtien, explique-t-il. Où se situait mon être ? » Le jeune créole rejeté par les communautés blanche et noire sent bien qu’il ne peut répondre à cette question avec l’expressionnisme abstrait alors dominant. Des pistes s’ouvrent plutôt du côté d’Arshile Gorky, dont l’œuvre le conduira au surréalisme.

Un lien qu’il concrétise à Paris en 1961. S’il fréquente un temps Breton et sa cour, gardant de cette promiscuité un art consommé de la brouille, il sait qu’au pied des grands arbres rien ne pousse. Il se rapprochera d’artistes de sa génération comme Jan Voss, René Bertholo, ou Rancillac. Avec ce dernier, il décide de monter un coup. Ce sera l’exposition les « Mythologies quotidiennes », organisée en 1964 à l’ARC/Musée d’art moderne de la Ville de Paris avec le critique d’art Gérald Gassiot-Talabot. « Rancillac et moi comprenions qu’il fallait une force d’opposition, sans quoi on allait disparaître », assure Télémaque. Et d’ajouter : « La grande affaire de l’époque était la vitesse. La caricature était Mathieu qui montrait comment faire le tableau le plus mauvais possible, le plus rapidement possible. On voulait dire qu’avec des taches, avec cette prétendue abstraction lyrique, on ne peut pas raconter grand-chose, il fallait revenir à la narration. » La scène artistique parisienne était alors prise en étau entre le littéraire-surréaliste et la peinture-peinture, avec pour toile de fond l’impérialisme américain galopant. « C’est Télémaque qui comprend le mieux les faiblesses des Américains et de l’École de Paris, rappelle Jean-Paul Ameline, conservateur au Musée national d’art moderne, et commissaire de l’exposition “La Figuration narrative” au Grand Palais. Il est le seul à connaître l’expressionnisme abstrait, un de ceux qui comprennent que le surréalisme est en bout de course. Mais en même temps, il est très attaché à la peinture et se demande comment elle peut continuer. » Cette voie, il la trouve dans l’autobiographie. Car si la peinture de Télémaque est politique, en ce sens qu’elle dénonce l’exploitation du tiers-monde par les grandes puissances, elle ne colle pas à l’événementiel. Bien que sa toile One of the 36 000 Marines over our Antilles évoque l’invasion de la République dominicaine par les Américains en 1965, il élude la guerre du Vietnam. « Télémaque ne prend jamais le sujet brut. C’est un secondaire comme d’autres sont primaires », remarque Serge Fauchereau. Minutieusement réalisées, ses toiles distillent des énigmes plus que des rébus, offrent plus d’interrogations que de solutions. « C’est un éveilleur de la pensée, analyse Anne Tronche. Il fait en sorte que les contradictions ne soient jamais résolues. Plus on avance, et plus la planète semble complexe. Il faut inventer des chemins qu’il ne commente pas. Écrire sur lui, c’est fabriquer des hypothèses. »

Sida, condition de la femme et pénurie d’eau
Cette complexité vient aussi du choix de réaliser de toutes petites séries, dans lesquelles le fil conducteur ne se dégage qu’à condition de décrypter chaque œuvre en profondeur. « Son ambition est de conduire la peinture le plus loin possible, là où il ne peut pas le prévoir, là où il va se surprendre lui-même », poursuit Anne Tronche. Ses premiers tableaux parisiens se composent de membres flottants. En 1967, il arrête la peinture – « on ne peut pas faire la révolution avec de la barbouille » – et crée des objets minimalistes comme des skate-boards. Mais dès 1970, il renoue avec les pinceaux, à travers la série des cannes et sifflets. Il alterne dessin et collage, réalise des objets au marc de café, traite finement de la propagation du sida, de la condition de la femme, de la pénurie d’eau en Afrique, tout en brocardant l’élection de Chirac en 2002. « Il ne tire pas sur un filon, sait s’arrêter. L’histoire ne retient que ce qui est bref et Télémaque est perpétuellement bref », indique son plus grand collectionneur, Henri Griffon.

Combat individuel
On l’aura compris, l’homme est le plus sophistiqué des artistes de la Figuration narrative. Pour Rancillac, ce serait même « le meilleur d’entre eux ». S’il fréquente peu ses coreligionnaires, en épinglant même certains au passage, Télémaque reste solidaire du groupe. N’a-t-il pourtant pas l’impression que le « coup » de 1964 aura été un coup d’épée dans l’eau ? « Oui, c’était un mauvais coup. N’empêche, on a quand même existé, confie-t-il. Ce n’était pas une stratégie commerciale, internationale, mais, vaille que vaille, on a exprimé des choses. » N’aurait-il pas dû rester aux États-Unis ? « Si j’y étais resté, je serais millionnaire », glisse-t-il dans une boutade, sachant pertinemment qu’il n’aurait pas pu espérer dans les années 1950-1960 un destin à la Basquiat. « Mais j’ai tellement appris en France que je fais passer au second plan ma non-réussite internationale. J’y ai retrouvé ma culture de base. C’est un retour en arrière sur soi. Si on ne peut pas avancer, on peut au moins reculer. » Ne trouve-t-il pas injuste cependant que l’exposition sur la Figuration narrative soit expédiée en avril au Grand Palais plutôt qu’au Centre Pompidou, comme si les grands musées s’en lavaient les mains ? « Oui, je trouve cela injuste, mais je ne vais pas embêter Jean-Paul Ameline sur un problème pareil. Je ne veux pas faire d’incident inutile. Le combat à mener est plus individuel. » Pour cet homme tiraillé entre pessimisme et espoir, le combat ne rime pas avec une course à l’échalote ou aux gains. « Il a des rapports distants avec l’argent. Il a un respect pour son travail et, de fait, son œuvre passe pour lui avant son marché », précise son galeriste Patrick Bongers (Galerie Louis Carré & Cie, Paris). Sa subversion ne bruit donc pas dans le lobbying ou l’agitation. Se démarquant de ses camarades, il n’a pas participé à la controverse suscitée par l’exposition de 1972 (« Douze ans d’art contemporain en France – Paris, 1960-1972 », Grand Palais). Il n’a pas non plus brillé lors des événements de Mai 1968. Lui-même se qualifie de « petit-bourgeois calme et organisé ». Sa rébellion est plus sourde : celle d’un esprit poétique que le pouvoir ne peut asservir.

Hervé Télémaque en dates

1937 Naissance à Port-au-Prince (Haïti).
1957 Part pour New York.
1961 Arrive à Paris.
1964 Exposition « Mythologies quotidiennes » à l’ARC/Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
1976 Rétrospective à l’ARC/Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
1994 Entre à la Galerie Louis Carré & Cie, à Paris.
2005 Rétrospective au Musée de la poste, à Paris.
2008 Figure dans l’exposition consacrée à la Figuration narrative au Grand Palais (16 avril-13 juillet).

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°273 du 18 janvier 2008, avec le titre suivant : Hervé Télémaque

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