Tunisie - Art contemporain

SCÈNE ARTISTIQUE TUNISIENNE

En Tunisie, une scène tente d’émerger

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 14 juin 2022 - 1327 mots

TUNIS / TUNISIE

Quelques mécènes très actifs, des fondations et institutions européennes ainsi qu’une poignée de galeries viennent compenser des pouvoirs publics en retrait, afin de soutenir le secteur des arts visuels.

Vernissage de la fresque murale sur la façade du 32 bis et de l'exposition "Les bâtisseurs" de l'artiste Atef Maatallah, le 15 mai 2022 à Tunis. © Nicolas Fauqué
Vernissage de la fresque murale sur la façade du 32 bis et de l'exposition « Les bâtisseurs » de l'artiste Atef Maatallah, le 15 mai 2022 à Tunis.
© Nicolas Fauqué

Tunis. Les Bâtisseurs, la fresque monumentale d’Atef Maatallah [voir ill.] en façade du 32 bis, rue Ali-Ben Ghedhahem, à Tunis, vient à peine d’être terminée. Hommage hyperréaliste aux ouvriers du chantier et aux marchands ambulants, elle signale dans ce quartier du centre-ville l’existence du tout nouvel espace d’art contemporain qui se dévoile progressivement. Le lieu, doté d’une médiathèque spécialisée, se veut « hybride et alternatif », ouvert à la recherche comme à la création. Installé dans les anciens locaux de Philips, il se répartit sur deux bâtiments, pour une superficie totale de 4 000 m2. Avec son mobilier sur mesure en bois clair et son aménagement sobrement moderne, il détonne dans son environnement assez âpre, chaussée trouée de nids-de-poule, chats errants et poubelles renversées. Le « 32 Bis » – c’est son nom – entend cependant jouer un rôle de premier plan dans le soutien à la jeune scène tunisienne, à travers ses expositions mais pas uniquement. « En juillet, nous nous associons au Fonds africain pour la culture (ACF), pour l’ACF-Academy, un programme d’incubation et d’accompagnement de jeunes artistes visuels et de managers culturels, actif dans toute l’Afrique », détaille la toute jeune directrice, Camille Lévy Sarfati, qui salue systématiquement et chaleureusement les passants du quartier. « C’est important de ne pas être hors sol et de créer un lien avec les habitants », souligne-t-elle.

Avec le B7L9, soutenu par la fondation Kamel Lazaar, et Central Tunis, ce ne sont pas moins de trois centres d’art qui ont ouvert depuis 2019 dans la capitale tunisienne. Auxquels il faut ajouter La Boîte, apparue en 2007 dans la zone industrielle proche de l’aéroport. Tous ces lieux relèvent d’initiatives privées. Leurs mécènes, des Tunisiens venus du monde de la finance ou de l’entreprise, pour la plupart collectionneurs, souhaitent contribuer à la diffusion de la culture dans leur pays. « L’art est une composante vitale de l’engagement sociétal », argumente Lassaad Kilani, dont l’épouse, Fatma Kilani, universitaire et passionnée d’art, est à l’origine de La Boîte, créée dans les locaux de son entreprise.

Ce dynamisme se retrouve dans le secteur des arts vivants, où L’Art Rue, structure fondée en 2006 par les danseurs et chorégraphes Selma et Sofiane Ouissi, organise chaque année à Tunis un festival urbain, Dream City, mêlant le théâtre, la danse, la musique et l’art vidéo. Installée au cœur de la médina dans un somptueux palais décati du XVIIe siècle appartenant aux sœurs franciscaines, l’association accueille ces jours-ci l’exposition de seize jeunes artistes émergents, grâce à un programme financé par l’Union européenne, en collaboration avec le réseau Eunic (Union d’Instituts nationaux de culture européenne). Structurellement, elle bénéficie du soutien de la Ford Foundation de New York, de la Fondation Drosos basée au Maroc, des Fondations Open Society de George Soros, des fondations norvégienne Mimeta et hollandaise DOEN. Les subsides publics ? Sofiane Ouissi remplit régulièrement des dossiers pour des aides à projets qui n’excèdent pas 2 000 euros. « Nous ne comptons pas dessus », résume-t-il.

L’absence de soutien des pouvoirs publics explique-t-elle que certaines initiatives privées aient tourné court ? La Fondation Rambourg, fondée en 2011 au Royaume-Uni par Guillaume Rambourg et Olfa Terras, très active dans le développement de la scène culturelle et artistique, notamment à travers un prix d’art contemporain, a fermé en 2021 les portes de sa succursale en Tunisie (où le statut de fondation n’existe pas). Guillaume Rambourg a exprimé ses « déceptions » vis-à-vis du politique et tire sa révérence. Quant à la foire de poche imaginée en avril 2020 par Chiheb Ben Mahmoud dans les suites de l’hôtel Dar El Jeld, elle a réuni une petite dizaine d’exposants et n’a pas eu de suite. Le projet de « musée national d’art moderne et contemporain » qui doit ouvrir dans le complexe de la Cité de la culture, le premier consacré à toutes les formes d’arts plastiques et visuels en Tunisie, laisse la plupart des observateurs sceptiques, d’autant qu’il ne serait pas conforme aux normes muséales actuelles.

Un « petit marché »

Rien n’est fait non plus pour encourager le marché de l’art, et une poignée de galeries à peine sont implantées sur place : Le Violon Bleu, Elmarsa Gallery, Selma Feriani Gallery, la galerie A. Gorgi… Certes, « c’est un petit marché », comme le souligne Essia Hamdi, fondatrice en 2004 de la galerie Le Violon Bleu. Mais il est aussi paralysé par la loi sur la protection du patrimoine, qui s’étend à la création contemporaine en interdisant la sortie d’une œuvre d’art du territoire tunisien à des fins de vente. « On se bat contre ça depuis des années », soupire la marchande. « Quant aux fondations privées, elles ont tendance à fonctionner en silo, en s’adressant directement aux artistes », constate pour sa part Aïcha Gorgi, dont la galerie est située à Sidi Bou Saïd, loin de la fournaise de la médina. Sa superbe villa aux volets bleus et aux murs blancs abrite au rez-de-chaussée un espace d’exposition, et dans les étages d’habitation un petit musée à la mémoire de l’œuvre de son père, le peintre Abdelaziz Gorgi, chef de file de l’école de Tunis. La marchande promeut par ailleurs les artistes de la jeune génération. « Mais je ne les garde pas : dès qu’ils peuvent, ils volent de leurs propres ailes », assure-t-elle. C’est le cas notamment d’Aïcha Snoussi,[voir ill.], lauréate 2020 du prix Sam pour l’art contemporain et exposée jusqu’au 4 septembre au Palais de Tokyo, à Paris. Ou de Slimen Elkamel, auquel l’Institut du monde arabe, en coproduction avec la galerie parisienne La La Lande, a consacré recemment sa première exposition muséale. Selma Feriani a pour sa part ouvert une antenne à Londres, et participe ainsi au rayonnement international des artistes tunisiens qu’elle défend.

Un écho international

Les foires et les biennales contribuent parallèlement à la diffusion des talents, émergents ou historiques : une œuvre tissée monumentale de Safia Farhat (1924-2004) figure cette année dans l’Exposition internationale de la Biennale de Venise. Mais c’est la Biennale Dak’Art de 2018 (Dakar, Sénégal), dont la Tunisie était l’invitée d’honneur, qui a fait beaucoup pour la reconnaissance de ses artistes, embarqués malgré eux dans les remous sociaux et politiques de leur pays et qui tentent de « Tenir la route », comme le suggérait l’intitulé du focus confié à la critique d’art Rachida Triki.

C’est à cette occasion que Matthieu Lelièvre, commissaire français indépendant, a découvert la nouvelle génération tunisienne. Depuis, il approfondit sa connaissance de la scène locale et lui sert de relais, comme avec l’exposition du peintre Tameur Mehri, en cours au MAC Lyon, dont Matthieu Lelièvre est conseiller artistique. Parmi les commissaires français qui suivent de près l’évolution de cette scène – très bien documentée sur plus d’un siècle et demi par l’ouvrage Artistes de Tunisie (éd. Cérès, 2019), d’Elsa Despiney et Ridha Moumni –, Ludovic Delalande, en poste à la Fondation Louis Vuitton, a été approché par Aïcha Gorgi pour concevoir à ses côtés une grande exposition.Prévue en 2024, celle-ci prendra place dans une ancienne filature désaffectée, restaurée grâce au soutien financier du groupe Talan avec lequel Aïcha Gorgi a déjà réalisé une rétrospective en hommage à son père. « Ce genre de projets hors les murs m’amuse davantage aujourd’hui que la galerie », glisse-t-elle.

Dans ce contexte plombé par les lourdeurs administratives et autres entraves au commerce, les NFT offrent une échappatoire possible. Féru de nouvelles technologies et expert de la blockchain, l’ex-directeur de la Fondation Rambourg, le Franco-Tunisien Shiran Ben Abderrazak, l’a parfaitement compris : il vient de créer avec la jeune curatrice Kenza Zouari la micro-galerie Mono [voir ill.], un écrin précieux pour présenter physiquement toutes les deux semaines une œuvre numérique garantie par des certificats NFT. Quant à la photographie, elle aura bientôt son grand rendez-vous avec la création de « Jaou Photo ». Conçue et menée par la Fondation Kamel Lazaar avec l’Institut français de Tunisie, cette biennale aura pour commissaire l’artiste Kader Attia. Il se passe des choses en Tunisie.

Micro-galerie MONO fondée par Shiran Ben Abderrazek et Kenza Zouari à Tunis. © Pol Guillard
Micro-galerie MONO fondée par Shiran Ben Abderrazek et Kenza Zouari à Tunis.
© Pol Guillard

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°591 du 10 juin 2022, avec le titre suivant : En Tunisie, une scène tente d’émerger

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