De la prison pour un dessin

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 17 février 2017 - 1949 mots

Le caractère délictueux des pratiques urbaines ne tient pas au contenu des œuvres, mais à leur exécution. Les « délinquants » s’exposent ainsi à de la prison ou au versement de dommages et intérêts. Une transgression qui fait partie prenante de « l’art urbain » mais qui pose problème à l’heure de sa marchandisation.

Il est plébiscité par les riverains et les acteurs de la fabrique urbaine. Il fait l’objet d’expositions (prochaine en date : « Street Generation(s) », du 31 mars au 18 juin à la Condition publique à Roubaix), de festivals, de ventes aux enchères, de foires, de publications, et s’exhibe sur les bouteilles de Perrier et les carrés Hermès. Régulièrement, un procès plus médiatique que les autres vient pourtant rappeler que l’art urbain demeure passible, malgré cet engouement, de poursuites judiciaires. Dernier procès d’une longue série : celui de Thoma Vuille alias M. Chat, qui a vu requérir contre lui une peine de prison ferme pour un félidé peint dans le métro parisien sur un support éphémère, avant que la peine ne soit ramenée aux plus justes proportions d’une amende de cinq cents euros. De la prison pour un dessin, dont le caractère « original » et « empreint de la personnalité de son auteur » satisfait à la définition juridique de l’œuvre d’art, avec les droits qui en découlent ? « Ce genre de réquisitoire montre l’aveuglement du procureur, qui traite le dossier comme un délit lambda, commente Agnès Tricoire, avocate de l’artiste. Cette sévérité est un jugement de valeur, une position esthétique. »

Ce paradoxe d’un art en même temps plébiscité et réprimé, à la fois puni par le Code pénal et protégé par le Code de la propriété intellectuelle, est l’une des singularités du mouvement. Sa manie de se passer d’autorisation justifie d’abord qu’on agrège la diversité de ses formes (graffiti writing, pochoir, affiche, etc.), sous l’expression vague, et de ce fait discutée, d’« art urbain ». Son illégalité permet à l’origine de délimiter son périmètre en le distinguant de l’art public, dont l’ancrage urbain reçoit l’aval et les subsides des autorités. Elle en oriente aussi les choix esthétiques (la vitesse d’exécution, l’utilisation d’outils faciles à transporter), les postures éthiques (recours au pseudonyme et au masque) et la durée de vie, forcément écourtée par le défaut de conservation des œuvres et par leur effacement. Elle en éclaire enfin la difficile transposition sur le marché de l’art, et les débats houleux qui agitent le milieu et vouent aux gémonies les « vandales » d’autrefois devenus « vendus ».

Dura lex, sed lex
L’interdiction de « tracer des inscriptions, signes ou dessins, sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, la voie publique ou le mobilier urbain » (article 322-1 du Code pénal) et le contrôle strict de l’affichage par le Code de l’environnement forgent le cadre d’une pratique dont le caractère délictueux ne tient pas au contenu des œuvres, mais à leur exécution. Se passer d’autorisation expose les artistes urbains à un éventail de peines modulées en fonction de l’appréciation du dommage – léger quand l’œuvre est délébile. En la matière, les déboires judiciaires de M. Chat ne sont que la part émergée d’un iceberg répressif où se charrient dans le secret de l’instruction des réquisitoires allant de l’amende aux peines d’intérêt général, et jusqu’à la prison.  Certains artistes doivent aussi verser aux plaignants des dommages et intérêts pouvant s’élever à plusieurs centaines de milliers d’euros. Dans l’intervalle, entre l’arrestation et le jugement, ils auront aussi été pris dans les rouages de la machine punitive : gardes à vue, saisies, contrôle judiciaire… Quitte à ce que le vide du dossier ou l’irrégularité des procédures conduise à l’annulation pure et simple des poursuites.

La plupart des graffeurs acceptent ces mesures punitives comme conséquence logique et somme toute attendue de leurs forfaits : la loi est dure, mais c’est la loi. Parmi eux, Cokney, condamné en 2013 à quatre mois de prison avec sursis et au versement à la SNCF et à la RATP de 228 000 euros de dommages et intérêts pour des graffitis sur train : « Je ne vais pas m’en plaindre, je le savais à l’avance et ne veux pas être dans l’élitisme d’un M. Chat qui estime qu’il a le droit de détériorer du matériel public sous prétexte qu’il expose en galerie. » Pour Agnès Tricoire, cette acceptation des règles du jeu est déjà en soi un problème : « Beaucoup d’artistes ont une attitude qui consiste à dire : je savais que c’était illégal ; donc je l’accepte. Ils ne sont pas conscients de la valeur de ce qu’ils font. Ils doivent se battre pour défendre leurs œuvres, et refuser qu’on les considère comme des salissures, alors qu’elles améliorent notre environnement extérieur, et parfois intérieur. »

La fragilité des procédures
Surtout, l’avocate souligne que les procédures pénales en la matière sont loin d’être exemplaires, ce qui explique l’écart parfois important (voir l’affaire M. Chat) entre les réquisitoires et les peines prononcées. Emmanuel Moyne, avocat ayant souvent plaidé des affaires de graffitis sur trains, abonde dans son sens : « Aujourd’hui, on n’enquête pas sur les faits, explique-t-il. Une fois une plainte déposée, on essaie de trouver l’auteur de la signature. Savoir quand et dans quelles circonstances elle a été apposée ne fait jamais l’objet de l’enquête. Or, quand on n’efface pas un graffiti pendant des années, comme c’est le cas le long des voies ferrées, cela veut dire qu’on ne s’en préoccupe pas. »

Autre cheval de bataille : l’évaluation du dommage et de sa réparation. « Les confrères ont fait un boulot formidable pour contester les devis produits par les plaignants, note Agnès Tricoire. Les estimations sont complètement bidon. De fait, comment peut-on établir un devis quand on n’efface pas en réalité ? » Emmanuel Moyne confirme : « Sur la question des dommages et intérêts, c’est l’opacité totale. Les calculs aboutissent à montrer que le coût du nettoyage représente 10 % de ce qui est demandé par les plaignants. » Mais alors, pourquoi la SNCF et la RATP, principaux plaignants dans ce type de procès, produisent-ils de tels montants ? Pour Agnès Tricoire, l’affaire est entendue : « C’est une simple manière pour eux de justifier l’existence d’un préjudice. »

Outre les poursuites qu’elle entraîne, l’illégalité de l’art urbain fragilise aussi les artistes lorsqu’eux-mêmes saisissent la justice pour des affaires de contrefaçon ou d’exploitation commerciale de leurs interventions. « Qu’elle soit légale ou illégale, une œuvre est une œuvre, rappelle Emmanuel Moyne. Le fait qu’elle soit dans l’espace public ne donne à personne le droit d’en faire un usage commercial. Or la grande défense de ceux qui viennent contrefaire des œuvres ou les soustraire au domaine public pour les revendre ou les collectionner, c’est que l’œuvre a été faite illégalement. Mais copier, contrefaire ou vendre, n’est-ce pas admettre qu’il s’agit d’une œuvre de l’esprit empreinte de la personnalité de son auteur ? »

Du vandalisme considéré comme l’un des beaux-arts
Dans ces conditions, qu’est-ce qui peut bien pousser les artistes urbains à enfreindre la loi ? Pour certains, cette transgression est le prix à payer pour montrer son travail : « Au tout début, coller mes œuvres sur des panneaux publicitaires était un moyen de les médiatiser, rapporte Ox, affichiste. Cela dit, même si mon travail n’entre pas en conflit avec les autorités ni avec les passants, le fait de se passer d’autorisation est pour moi essentiel : ça me permet de choisir quand et comment, d’investir un emplacement qui m’intéresse et que je ne serais pas sûr d’obtenir si je le demandais. »

Il en va tout différemment du graffiti dit « vandale », qui proclame jusque dans son nom sa relation consubstantielle à l’illégalité, et lie la transgression à une recherche d’intensité dopée à l’adrénaline et à l’ego trip. Cokney y voit quant à lui un moyen d’ouvrir des TAZ (« zones d’autonomie temporaire », selon l’expression forgée par Hakim Bey dans l’ouvrage du même nom) dans un monde entièrement quadrillé par l’État : « Le graffiti tel que je le pratique va avec un mode de vie pirate, explique-t-il. Il implique de voyager sans billet, de ne pas avoir de travail, de chaparder sa nourriture et ses habits. La peinture devient la marque de ce mode de vie, et rappelle à ceux qui la voient qu’il existe des failles dans notre société sécuritaire. » Qu’elle soit séditieuse ou hédoniste, cette confrontation à la loi nourrit aussi une esthétique : « Peindre dans un contexte illégal crée une dynamique particulière, explique SAEIO, graffeur tenant d’un “ignorant style” qui lui a valu quelques déboires judiciaires. Le graffiti est un art “sale”, d’ailleurs les graffeurs parlent de “flinguer”, de “défoncer”. C’est un éloge de la décadence. »

La continuation du  graffiti par d’autres moyens : le  métagraffiti
La place centrale qu’occupe la transgression dans le graffiti éclaire largement les difficultés qu’éprouvent au seuil des galeries d’art ceux de ses pratiquants qui choisissent d’en vivre. En effet, comment traduire sans trahir ce qui est davantage une expérience qu’un exercice formel, vidé de sa part la plus singulière dès lors qu’il échappe à son contexte ? De même, comment s’exposer (sur Internet, dans les galeries) sans s’exposer (à des poursuites) ? « Tout l’enjeu pour les artistes urbains est de se faire reconnaître comme artistes et non comme délinquants, résume Nathalie Heinich, sociologue et directrice, avec Roberta Shapiro, de l’ouvrage collectif De l’artification (2012). Pour obtenir cette reconnaissance, ils sont obligés de se plier aux contraintes du monde de l’art, notamment la sortie de l’anonymat, la mise en circulation, l’exposabilité, etc. »

Pour rester fidèles à l’esprit du graffiti tout en satisfaisant aux codes de l’art contemporain, certains font de l’illégalité un objet esthétique. Ils produisent alors ce qu’on pourrait désigner comme un « métagraffiti », pour reprendre le titre d’un film de 2008, compilation de courtes vidéos souvent hilarantes.

De même que le métadiscours porte sur le discours lui-même, ce graffiti autoréflexif a pour enjeu de décrire les conditions de sa production. La transgression, il la documente ou la simule selon des modalités qui empruntent volontiers aux genres de la performance ou de l’art conceptuel : « La possibilité de faire œuvre à partir de discours accompagnant les propositions des artistes est constitutive de l’art contemporain, souligne Nathalie Heinich dans Le Paradigme de l’art contemporain (2014). En intégrant cet aspect documentaire, les graffeurs montrent qu’ils ont compris les règles du jeu propres à ce monde de l’art contemporain. » Dans les vidéos et photographies de Wermke et Leinkauf, la transgression affleure dans la restitution de gestes, de franchissements, d’aventures où seule la peinture, c’est-à-dire l’objet du délit, est manquante.

Chez Zevs, Alexandre Orion ou la « cleaning unit », elle est retournée en acte de nettoyage. Chez SAEIO, elle est rejouée au gré de protocoles ou muée en processus maussien de don-contre-don avec les services de nettoyage. Chez Nug, elle est ironiquement ravalée au rang de marquage urinaire. Chez Cokney, elle devient ready-made : en 2014, l’artiste expose son dossier judiciaire au Palais de Tokyo, et en fait un livre, Chiaroscuro, coécrit avec Hugo Vitrani. « Cette pièce est le condensé de cinq ans de peinture, explique-t-il. Elle comporte des textes, des photos et des analyses de mon style. Elle prolonge aussi la subversion du graffiti, car elle n’a pas été conçue pour être exposée. »

Le « métagraffiti » rejoue aussi cette confrontation à la loi dans la rue. Dans Human Hall of Fame, les frères Ripoulain promènent en hommes-sandwichs des panneaux blancs, où les graffeurs sont invités à taguer. Dans Get Up, ils tracent un slogan grand format sur le sol au blanc de Meudon, facilement délébile. Pour Mathieu Tremblin, cofondateur du collectif, il s’agit de maintenir la présence du graffiti dans la rue et, plus largement, de conserver une approche critique de l’espace urbain, en jouant avec les frontières permissives : « Se faire arrêter pour un tag va nous empêcher de créer et d’exercer notre liberté. Le jeu est donc de trouver des espaces de jurisprudence où la pratique du name writing peut exister, sans être liée à une dégradation. » Singulier retour que ce graffiti légal. L’appropriation de l’espace urbain par les artistes commencerait-elle là où s’arrête le vandalisme ?

« 40 ans d’art urbain. Street Generation(s) », du 31 mars au 18 juin 2017. La Condition publique, 14, place Faidherbe, Roubaix (59). Du mercredi au dimanche de 13 h à 19 h. Tarifs : 5 et 3 €. Commissaire : Magda Danysz. laconditionpublique.com

« Banlieue-banlieue », jusqu’au 16 avril 2017. Médiathèque Jean Rousselot, 11, place Pierre-Bérégovoy, Guyancourt (78). En accès libre de 10 h à 18 h, fermé le lundi et le jeudi. www.ville-guyancourt.fr

« Hello my Game is… », carte blanche à Invader, jusqu’au 3 septembre. Musée en herbe, 23, rue de l’Arbre-Sec, Paris-1er. Ouvert tous les jours de 10 h à 19 h. Tarifs : 6 et 5 €. museeenherbe.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°699 du 1 mars 2017, avec le titre suivant : De la prison pour un dessin

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque