Art contemporain

Chronique

Comment un artiste construit sa place dans l’Histoire

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 11 avril 2019 - 615 mots

Art contemporain. Les artistes veulent marquer leur époque et rêvent de postérité.

Observons le cas Luc Tuymans. Âgé de 61 ans, ce peintre belge s’en donne les moyens : deux rétrospectives quasi simultanées dans deux pays d’Europe, centrées sur sa production picturale (bien qu’il dessine également et ait réalisé des films courts) ; deux tomes d’un catalogue raisonné déjà publiés, un troisième en préparation ; un Studio, à Anvers, qui produit ses œuvres dans l’espace public ainsi que les expositions dont Luc Tuymans assure le commissariat (douze à son actif), comme celle l’an dernier sur le baroque, « Sanguine/Bloedrood », pour le Muhka d’Anvers et la Fondazione Prada. Mais aussi, un bureau rassemblant des archives activées par une base de données en constante extension et enfin deux galeries fidèles dans la durée, Zeno X (Anvers) qui le représente depuis 1990 et David Zwirner (New York) depuis 1994, marchand qui a rejoint depuis le club fermé des « méga-galeries ». C’est ce dernier qui produit le catalogue raisonné, lequel, sous la direction de l’ancienne conservatrice au Van Abbemuseum d’Eindhoven Eva Meyer-Hermann, documentera environ 500 peintures, de 1975 à nos jours.

Le De Pont Museum, à Tilburg (Pays-Bas), après avoir déjà exposé Tuymans en 1995, va accrocher, à partir du 29 juin, une nouvelle rétrospective, que l’artiste a justement baptisée « The Return ». Une cinquantaine de tableaux sera montrée, de 1975 à la période récente, dont des inédits. Mais l’amateur de Tuymans peut déjà se rendre à Venise, au Palazzo Grassi/Pinault Collection pour découvrir une autre rétrospective, « La Pelle » (« La Peau », jusqu’au 6 janvier 2020), axée également sur sa production picturale avec 80 œuvres de 1986 à nos jours, hormis une création in situ : une vaste mosaïque en marbre, recouvrant au sol le centre de l’atrium du Palazzo et reproduisant le célèbre Schwarzheide, tableau de 1986.

Le parcours imaginé par l’artiste et la commissaire Caroline Bourgeois n’est heureusement pas banalement chronologique. Les salles offrent des dialogues entre des tableaux de date différente, sans que ces confrontations soient pour autant systématiques. Ainsi, le visiteur prend encore mieux conscience du chemin effectué par Luc Tuymans à travers son questionnement perpétuel des images, celles de la vie quotidienne, de faits divers, de films, mais aussi du nazisme, du colonialisme… Il voit l’évolution d’une peinture, graphique à ses débuts et devenant floutée, phosphorescente, plus en touches qu’en lignes.

Comme nombre d’artistes, Tuymans crée des images à partir d’images préexistantes, mais lui qualifie ce processus de « falsification authentique »; il s’agit de« faire non pas des choses nouvelles, mais [de] travailler des images qui existent déjà dans la mémoire collective et que chacun s’approprie » (1). Il s’inspire d’images de presse, d’archives publiées ou de photographies qu’il prenait lui-même d’abord avec un Polaroid puis un smartphone. Ce basculement technologique, ainsi que le regard et l’analyse qu’il lui porte, ont fait évoluer sa peinture. Aussi, explique-t-il à propos d’un diptyque présenté à Venise, Against The Day I et II, « mon tableau n’a rien de commun avec le XIXe siècle même si l’image est la même […]. Le contraste est saisissant. La lumière est totalement différente et il ne fait aucun doute que la mienne est inspirée de l’ère numérique » (1). Tuymans pratique un médium ancestral mais l’emploie consciemment à l’ère du numérique et a bien compris la force, l’originalité nouvelle de la peinture à une époque où toutes les images deviennent immatérielles et instantanées : offrir de la matière et une perception ralentie. Ainsi va-t-il inscrire son nom dans l’Histoire.

(1) Citations reprises dans le catalogue La Pelle, coéd. Marsilio Editori/Palazzo Grassi-Punta della Dogana, 216 p., 48 €. Remarquable ouvrage qui reproduit les œuvres dans l’ordre exact de leur accrochage, salle par salle, étage par étage, véritable mémoire de l’exposition.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°521 du 12 avril 2019, avec le titre suivant : Comment un artiste construit sa place dans l’Histoire

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