Portrait

Bernard magrez, collectionneur et fondateur de l’Institut Bernard Magrez

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 16 octobre 2013 - 1632 mots

Du vin à l’art : l’attirance tardive de ce self-made-man pour la création contemporaine est un retour sur sa propre histoire, qui a toujours intégré l’étonnement et le sens du plaisir partagé.

Il y a quelques années, le monde de l’art contemporain a vu débarquer les yeux écarquillés ce grand Méridional. Accent rocailleux, carrure sportive, réputé conduire ses affaires d’une main de fer, Bernard Magrez arbore un sourire déconcertant. On le croirait presque timide. Dans le milieu du vin, pourtant, il est une star, propriétaire de quarante vignobles couvrant un millier d’hectares à travers le monde. Dont la moitié dans sa terre d’attache du Bordelais, où il a installé il y a moins de trois ans une fondation pour l’art et les artistes, tout en se constituant une collection personnelle.

Cette passion s’est ajoutée à d’autres, du ski alpin aux chevaux en passant par la corrida. Le déclic, nous dit justement cet aficionado, « est venu d’un taureau ». Gageons qu’il n’est pas homme à reculer devant la confrontation. En l’occurrence, l’animal était signé Antoine Louis Barye. On pourrait trouver pire introduction. Il l’a conservé (« je garde tout »), avant d’étendre son intérêt pour la sculpture animalière du XIXe siècle à Emmanuel Frémiet ou aux Bonheur. Il a été ému par la Petite châtelaine de Camille Claudel. Il a commis quelques erreurs – il est le premier à le reconnaître – et affiné son goût. Il a fait de même pour la peinture, concédant un faible pour la nature morte aux fleurs et pour l’aquarelle, avant d’être « conduit à un art plus conceptuel, aidé par des marchands qui l’ont initié ». « Intrigué par la sculpture sur métal aussi bien que par le street art », il s’est ainsi formé au fil du temps une collection éclectique, « sans thématique ni direction historique, à l’image d’un personnage qui lui-même revêt plusieurs facettes », selon les confidences du jeune directeur de sa fondation, Ashok Adiceam.

Paresseux
De cette curiosité, les ricaneurs préfèrent retenir son attirance pour la peinture de Bernard Buffet, dont il a apprécié le contact humain. L’affectif manifestement compte beaucoup pour un homme qui affiche toujours son amitié envers l’acteur Gérard Depardieu, sans s’attarder sur ses tristes bouffonneries.
Peut-être faut-il alors jeter un œil sur son parcours viticole. Car, s’il se retrouve aujourd’hui à la tête de grands crus classés, l’homme a commencé par la vente d’al-cools et de vins de base en grande surface. Il est impossible de comprendre la personnalité de Bernard Magrez – et sans doute cette conversion tardive à l’art contemporain – sans évoquer une enfance à la dure, sous la tutelle d’un père tyrannique, maçon d’origine bretonne qui avait épousé une Bordelaise dont l’affection n’était apparemment pas non plus le fort. « J’étais un enfant très peu considéré, par un père qui était tout sauf diplomate », raconte-t-il aujourd’hui. L’aveu tient lieu d’euphémisme : le gamin n’était pas seulement un bon à rien, il était l’« empereur des cons ». Il lui est arrivé d’être envoyé à l’école un écriteau accroché dans le dos : « Je suis un paresseux. » À 78 ans, quand il raconte l’humiliation, il n’en revient toujours pas. Il se montre encore fasciné par la réussite de son frère, qui décrocha HEC et doctorat en droit. Pour sa part, ce fut l’apprentissage. À l’école du bois de Luchon, dans les Pyrénées, il croise François Pinault, pour lequel il conserve une admiration non dissimulée. « Je dois être le seul collectionneur propriétaire de château bordelais à savoir scier un arbre avec Pinault », s’amuse-t-il.
La nuit, le jeune Bernard se disait : « Il faut que j’apporte quelque chose aux autres. » Cette adresse lui tint lieu de réveil. Cette volonté affichée sur son visage, et dans son corps même, s’est forgée dans cette adversité. La chance a fait le reste. Alors âgé de 21 ans, débarqué un peu brusquement d’une maison de négoce en vin du quai des Chartrons, il reçut l’aide du directeur local du Crédit commercial de France, ému par son sort. Le banquier l’aide à reprendre une petite affaire d’importation de porto en barrique, embouteillé pour la restauration, qui comptait tout au plus une quarantaine de clients. Plus tard, le jeune négociant fut parrainé par le « milliardaire rouge » Jean-Baptiste Doumeng, un personnage truculent de la grande époque du Parti communiste français, un industriel de l’agroalimentaire qui voulut lui offrir des entrées en Union Soviétique. C’est de lui que Bernard Magrez dit tenir cet accent toulousain auquel il ne dérogerait pour rien au monde.

« Sensibilité personnelle »
En 1962, voyant les premiers supermarchés s’ouvrir en banlieue, Bernard Magrez saisit l’opportunité naissante pour écouler des marques déposées d’alcools et de vins génériques. Pas moins de 75 % des ventes de vin aux ménages passent désormais par la grande distribution. Il y a dix ans, il entreprit de tout revendre pour se concentrer sur les grands crus, dont le fleuron est le Château Pape Clément, fondé au XIVe siècle par la famille de Got, comptant le futur Clément V dans ses rangs. Mais il avoue sa préférence pour un minuscule domaine espagnol, situé sur les hauteurs du Priorat. Apparemment, il se sent plus à l’aise dans la rocaille de Catalogne que dans les salons bordelais.
Sa fondation (1) s’appelle l’« Institut culturel Bernard Magrez ». De son nom en effet, le porteur a fait une marque de luxe, affichée avec tous les signes de richesse, les châteaux viticoles, le restaurant gastronomique qu’il compte ouvrir bientôt à Bordeaux avec Joël Robuchon (« un artiste », le qualifie-t-il, qui lui aussi a commencé par l’apprentissage à la dure), l’écurie de course, le jet privé ou la collection d’art. Tous ceux qui l’ont approché soulignent cependant la « sincérité » de son attrait pour la création d’aujourd’hui, d’un galeriste comme Kamel Mennour à un voisin bordelais, lui aussi amateur et propriétaire viticole, Daniel Cathiard, en passant par les artistes eux-mêmes. « Il fait ses choix lui-même, avec beaucoup de sensibilité personnelle ; il est à la fois très vif et très simple dans les rapports humains », rapporte Claude Lévêque, qui vient d’ouvrir une exposition personnelle dans l’hôtel particulier abritant son Institut, le château Labottière. Et qui n’est pourtant pas réputé pour être très facile d’accès quand il monte une exposition.

Émotion et complicité
« C’est une forte personnalité, aux choix très définis, qui prête une grande attention à la forme que prennent les œuvres, capable de regarder aussi bien leur subtilité que leur caractère monumental », témoigne le peintre Marc Desgrandchamps, qui a fait sa connaissance après lui avoir vendu un grand triptyque il y a trois ans. Dans ses choix esthétiques entre un « quotient émotionnel, dans lequel la relation personnelle qui peut se nouer avec l’artiste joue beaucoup », souligne Ashok Adiceam, que Magrez traite avec une bonhomie amusée. Lui-même souligne ce besoin d’un contact direct avec l’œuvre, une « émotion vraie, spontanée, sans deuxième ou troisième degré ». Dans cette approche se lisent des parallèles avec le vin, ce « produit recherché parce qu’il procure un statut, mais surtout de l’étonnement, du plaisir, et qu’on aime le partager avec d’autres ».
D’autres parallèles peuvent être discernés : Bernard Magrez achète aux enchères à distance, tout comme il est informé à la minute du résultat de ses montures dans les courses. Mais, généralement, il ne se déplace pas. Il se méfie de lui-même, sans doute. Il craint de se retrouver pris dans la folie des enchères. N’ayant pas oublié qu’un des premiers chevaux qu’il avait acquis pour son haras s’est révélé être un tocard, il redoute toujours d’être pris « pour un pigeon » par des marchands d’art un peu trop malins. En enchérissant ainsi par téléphone, il s’est pourtant fait refiler une peinture bien terne, sur la foi d’une reproduction flatteuse au catalogue : « J’ai accroché le tableau chez moi, pour me souvenir… »
Dans sa maison proche de la basilique Saint-Seurin à Bordeaux, il se lève chaque jour à six heures du matin pour une bonne heure de gymnastique. « Je ne me verrais pas vivre dans un château, cela me gênerait…», marmonne-t-il. C’est peut-être dans cette fissure d’inquiétude qu’a pu sourdre le goût pour l’art, à un moment, où il dit toucher « le rideau noir de la vie ». Car celui-ci ne se nourrit pas de l’aplomb de la certitude. « Les artistes sont tellement différents de moi, explique l’intéressé, ils sont hypersensibles, et j’ai une immense admiration pour cette sensibilité qui les porte. » 
Il n’a pas les capacités financières d’un Pinault ou d’un Arnault. Mais ce qui fait son originalité, ce sont les moyens qu’il a voulu mettre à disposition des jeunes artistes auxquels il a choisi d’offrir une résidence à Bordeaux. Dans une atmosphère extrêmement sympathique, une maison située en face de son Institut accueille ainsi plusieurs jeunes de toutes nationalités, avec une rotation chaque trimestre, avant d’exposer leurs créations. « Peintre ou écrivain, c’est un des métiers les plus difficiles… La chance a beaucoup joué dans ma vie et j’entends désormais la rendre à des plus jeunes », explique celui qui a baptisé l’un de ses vins du Roussillon : « Si mon père savait… ».

(1) Plus exactement, l’institut Bernard Magrez est doté du statut de fonds de dotation.

Bernard Magrez en dates

1936 Naissance à Caudéran (Gironde).

1952 Certificat d’aptitude professionnelle de scieur de bois à Luchon.

1962 Reprise d’un petit commerce de vins et spiritueux.

2003 Vente de plusieurs marques, et deux ans plus tard, cession de sa société, William Pitters.

2006 Création de Bernard Magrez Luxury Wine Tourism, spécialisée dans l’œnotourisme.

2010 Ouverture de l’Institut culturel Bernard Magrez.

2013 Première exposition personnelle d’un artiste, Claude Lévêque.

2014 Ouverture prévue d’un hôtel-restaurant de luxe à Bordeaux, avec Joël Robuchon.

Consulter la fiche biographique de Bernard Magrez

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°399 du 18 octobre 2013, avec le titre suivant : Bernard magrez, collectionneur et fondateur de l’Institut Bernard Magrez

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque