Antoine de Galbert, collectionneur

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 17 février 2010 - 1560 mots

Ancien galeriste, le collectionneur Antoine de Galbert a créé voilà cinq ans une fondation unique en son genre. Portrait d’un faux dilettante

Voilà cinq ans, il était impossible d’imaginer que la Maison rouge prendrait la place à la fois singulière et attachante qu’elle occupe aujourd’hui dans le paysage parisien. « C’est un lieu très vivant, avec une animation naturelle. Une manière de voir l’art très différente de celle d’un musée et même d’un centre d’art », constate le collectionneur Gilles Fuchs. Dans le catalogue fêtant l’anniversaire de l’établissement, la directrice de la Fondation Louis Vuitton pour la création, Suzanne Pagé, écrit ces mots bien sentis : « On s’y sent accueilli, chez soi, complice, ami… Une intimité juste avec les œuvres aussi. Comme elles aiment, comme on aime… Au plus vrai. » Pourtant, en 2004, son fondateur, Antoine de Galbert, était pour la plupart un parfait inconnu. Dès le début de son projet, cet homme réservé ne masquait pas ses incertitudes ou inquiétudes. Encore maintenant, il reste pétri de doutes. Mais il sait davantage tourner son anxiété en dérision. « Ses doutes sont constructifs, observe Paula Aisenberg, directrice de la Maison rouge. Cela ne l’empêche pas d’avancer. Au début, il était moins sûr de lui. Il n’a pas changé sa manière de voir les choses, il s’exprime juste davantage. »

Fils de bonne famille
Antoine de Galbert plonge ses racines dans une vieille noblesse du Dauphiné dont les armes, deux croissants et une flèche montante, se doublent de la devise « Pro Patria virtus ». Bien qu’il ait le cœur à gauche, le collectionneur assume son statut de grand bourgeois. « Ce qui compte, c’est de ne pas être petit bourgeois. La petite bourgeoisie crée de la pensée unique, proprette, l’académie », dit-il avec ironie. Peintre amateur, le fils de bonne famille songe un temps à s’inscrire aux Beaux-arts. « J’achète souvent les œuvres que j’aurais aimé faire, j’ai une sorte de démangeaison », confie-t-il. Il usera plutôt ses guêtres sur les bancs de Sciences-Po à Grenoble. À la sortie, pendant sept ans, il sera contrôleur de gestion d’une centaine de supermarchés, avant de jeter l’éponge en 1987. Il ouvre alors sa galerie à Grenoble, « sans même connaître Marcel Duchamp ». Il s’oriente très vite vers l’art brut et les artistes marginaux comme Henri Ughetto, Tetsumi Kudo ou Vincent Gonthier. Il réussit même à vendre ce dernier à François Pinault ! S’il apprend tous les rouages du marché, le commerce ne l’intéresse guère. « J’ai revendu une pièce voilà trois ans. J’ai gagné plus d’argent en quinze minutes qu’en dix ans de galerie », certifie-t-il. Une parcelle d’héritage du groupe Carrefour lui permet de se consacrer à sa collection à plein-temps.

« Je me dirigeais vers les derniers de la classe, les insoumis, les solitaires. » Cette phrase du collectionneur Daniel Cordier sied parfaitement à Antoine de Galbert, dont la collection, initiée avec l’illustration du XIXe siècle, la bande dessinée et l’art populaire, est tout aussi buissonnière que celle de son aîné. Comme le souligne le marchand parisien Marcel Fleiss, il regarde avec ses yeux et non ses oreilles. La notoriété d’un artiste l’indiffère profondément car il est dépourvu de toute stratégie de pouvoir. À la via regia de l’histoire de l’art, aux mirages de la mode, il préfère les méandres des mythologies personnelles, l’abîme des systèmes obsessionnels, l’aura et la magie de l’art brut. « J’aime l’objet, peut-être au détriment de l’œuvre. De là à parler de fétiche… », glisse l’intéressé.

Délectation
Le collectionneur Bruno Henry le voit en « dilettante », mais, ajoute-t-il, « au sens premier du terme. Il se délecte, il prend du plaisir. » « L’art le fait jubiler, renchérit le critique d’art et écrivain Pierre Sterckx. Il y a en lui quelque chose de l’ordre de la joie et de l’étonnement. » L’étonnement avec son versant noir, d’où son attirance pour les œuvres chargées, morbides, reliquaires et vanités contemporaines. « Vous allez tous mourir. » Ce néon de Claude Lévêque accroché sur ses murs donne le ton. Récemment, il a commandé une plaque tombale à Éric Pougeau. Sur le marbre noir sera inscrit en lettres d’or : « fils de pute ».
 
Y aurait-il une dimension tragique dans l’acte de collectionner ? « C’est comme une maladie grave, engloutissante. J’y pense tout le temps, admet Galbert. Collectionner ressemble à une immense utopie, la sagesse serait le dépouillement. Les objets nous enterrent. » Aussi envahissants soient-ils, ces derniers l’accompagnent dans ses voyages imaginaires, jalonnent ses errances. « Il suit une route dont il ignore la géographie, mais dont il ne veut pas être détourné, indique le conservateur Jean de Loisy. Il construit son chemin comme un artiste. » Un chemin de traverses, qui l’a aussi entraîné vers les arts primitifs, et plus particulièrement vers les coiffes. Un ensemble qu’on découvrira l’été prochain à la Maison rouge sous un titre éloquent : « Voyage dans ma tête ». « Sa collection de coiffes ressemble à l’inventaire de tous les possibles, sorte de mirabilia, de néocabinet de curiosités. Ce qui l’intéresse, c’est le corps et son absence, l’organique présent, mais de façon détournée », note Bérénice Geoffroy-Schneiter, commissaire de l’exposition. « Il a abordé ce domaine avec gourmandise, sans se piquer de typologie ethnologique. Il n’a pas le complexe du collectionneur débutant à qui il faudrait telle pièce canonique pour se rassurer », poursuit-elle.

La culture, préférée au caritatif
Pendant longtemps, Antoine de Galbert a porté en lui la culpabilité de l’héritier. Un complexe atténué depuis l’ouverture de la Maison rouge. Pourquoi ne s’est-il pas plutôt lancé dans le caritatif pour calmer sa mauvaise conscience ? « Dans le caritatif, cet argent n’aurait été qu’une goutte d’eau, déclare-t-il. À un petit niveau, la culture est un véhicule de développement social, aussi fondamental que l’aide sociale. La Maison rouge est un vrai agent économique, créateur d’emplois. » Ni branché ni ringard, spécial sans être spécialisé, cet espace se démarque de la majorité de ceux ouverts par des collectionneurs dans le monde. Car le but n’a jamais été d’étaler des trophées, mais de donner la parole à une succession de sensibilités. On soupçonne quelques affinités électives entre le maître de céans et certaines collections exposées à l’image de celles de Sylvio Perlstein (2006) ou de Jean-Conrad et Isabelle Lemaître (2006), ou certains artistes comme Jean-Jacques Lebel (2009). « Avec Jean-Jacques, ils ont en commun la pensée sauvage, l’œil indompté, global », reconnaît Jean de Loisy. « Nous nous sommes retrouvés sur la différence. Nous avons aimé l’idée du collectionneur hors des sentiers battus, hors des idées muséales et commerciales, explique pour sa part Isabelle Lemaître. Antoine était derrière nous, éloignant la peur de nous exposer. »

Entre ombre et lumière
Malgré le succès de la Maison rouge, Antoine de Galbert n’a pas attrapé la « grosse tête ». Toutefois, il balance toujours entre besoin d’ombre et de lumière. Il le confesse non sans humour : « Je suis discret, mais j’aime qu’on parle de moi. » « Il n’a pas changé, assure un proche. Il s’amuse de voir des gens lui faire des courbettes alors qu’ils l’ignoraient avant. Quand il possédait sa galerie à Grenoble, Serge Lemoine [ancien directeur du Musée de Grenoble] n’avait jamais mis les pieds dans son espace qui était pourtant à cent mètres du musée. » Pour certains, le collectionneur serait pourtant trop snob. « Il vaut mieux être snob que vulgaire. Je peux être snob avec ceux qui n’existent que par l’argent. On rencontre beaucoup de gens pour toujours dire la même chose, du coup, on n’a pas envie de parler. Ce n’est pas du mépris, mais une manière de ne pas perdre de temps », dit-il. Globalement, le milieu de l’art ne me passionne pas. Heureusement, je me frotte plus à une multitude d’individus passionnants qu’à un milieu. » Un milieu coutumier de jugements cassants. Sans doute est-ce pour éviter cette ordalie qu’il a longtemps refusé de montrer son propre fonds.

« Au début, il pensait qu’il n’avait pas grand-chose à dire, que c’était trop tôt. Maintenant, il se rend compte que sa collection est à la hauteur de ce qu’il a pu montrer », remarque Paula Aizenberg. « Une collection évolue. À un moment, on stocke, à un autre stocker n’a plus de sens, confie Galbert. Je sens une sorte d’inutilité d’un amas endormi. J’aimerais maintenant avoir un stock visible et tout regrouper. Regrouper, c’est ordonner dans ma tête. » Pour l’heure, le dévoilement ne s’est opéré que par petites touches, en 2007 tout d’abord, en parallèle à l’exposition « Tetsumi Kudo », puis en 2009 à Grignan (Drôme). Une façon de se faire la main avant le grand saut de l’été.

ANTOINE DE GALBERT EN DATES

1955 Naissance à Grenoble (Isère)

1987 Ouverture de la galerie Antoine de Galbert à Grenoble

2004 Ouverture de la Maison rouge à Paris

2006 Expositions des collections de Jean-Conrad et Isabelle Lemaître puis de Sylvio Perlstein

2007 Exposition « Extraits de la collection d’Antoine de Galbert, mutatis mutandis »

2009 Exposition « Je collectionne », une partie de sa collection présentée à l’Espace Ducros à Grignan (Drôme)

2010 Exposition « Vinyl, disques et pochettes d’artistes, la collection Guy Schraenen » jusqu’au 16 mai, exposition « Voyage dans ma tête, la collection de coiffes d’Antoine de Galbert » du 11 juin au 26 septembre

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°319 du 19 février 2010, avec le titre suivant : Antoine de Galbert, collectionneur

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