Art ancien

Caravage, la naissance d’une légende

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 30 octobre 2018 - 2263 mots

PARIS

La vie de Caravage (1571-1610) ressemble à sa peinture autant que sa peinture ressemble à sa vie, entre drame et intensité, licence et affront. Retour sur son séjour romain, parmi les braises et les ténèbres.

Né Michelangelo Merisi, Caravage a un prénom lesté par la renommée, celle d’un autre. Il lui revient de se faire un nom, un vrai. Né à Milan d’un père travaillant pour François Ier Sforza, marquis de Caravage, Michelangelo fera de ce dernier toponyme son patronyme, sa marque souveraine, sa griffe aristocratique, avec sa puissance vocalique qui claque comme un drapeau dans le vent ou un soufflet sur une joue. La peinture est son pays : dès l’âge de 13 ans, réchappé d’une terrible épidémie de peste, qui tue son père et inocule à ce survivant le goût de la vie intense, l’adolescent fréquente durant quatre années l’atelier de Simone Peterzano, disciple de Titien qui lui apprend à peindre le vrai, à disposer les couleurs et à faire ses armes sans les poings. Milan, avec son luminisme maîtrisé, avec ses ciels lourds, avec les traces éparpillées de Léonard de Vinci, est une promesse insatisfaisante. Orphelin de 19 ans lorsqu’il enterre sa mère en 1590, Caravage veut que pulse la vie, que batte le cœur, que soûle le sang. Il veut en découdre, lui qui est libre car libéré des siens, des obligations et des allégeances. Dont acte : en 1592, le peintre renonce aux propriétés immobilières promises en héritage et, avec, à ses attaches. Il veut fuir, s’enfuir. Déjà. S’enfuir ailleurs. Ailleurs, là où tout vibre et tout tremble. À Rome.

Dilapidation

1592. Un siècle après la découverte de l’Amérique par le Génois Christophe Colomb, le Milanais Caravage accoste à Rome, terra incognita, continent noir fait d’ombres lourdes, de bas-fonds, d’angles morts et de ruelles poisseuses. Du reste, s’il part de la capitale lombarde en 1592, qui peut dire avec certitude que le peintre aux semelles de vent, avec sa tignasse rimbaldienne, arrive cette même année à Rome ? C’est que l’artiste semble avoir louvoyé, traîné en chemin, dilapidé un peu de sa vie ici, de son talent là, et qu’il n’est pas interdit de penser que son installation définitive dans l’Urbs date en réalité de 1595, ou 1596. Trois années sombres, silencieuses. Muettes. Trois années énigmatiques qui, outre qu’elles exacerbent cette légende caravagesque, semblable à la vie des saints, ont récemment suscité une question tranchante : et si Caravage avait passé du temps en prison ? Et si le peintre n’avait pas tiré des bords par concupiscence ou par badinerie mais, bien au contraire, connu les geôles qui lui seront promises sa vie durant ? Anecdote biographique, diront certains, malédiction cruciale, répliqueront les autres. Par conséquent, le jeune homme qui débarque à Rome a déjà connu vingt-quatre hivers : il a survécu à la peste, enterré son frère, son « magister » de père et sa bonne mère, liquidé ses dettes et soldé son héritage. Pire, l’orphelin a probablement été emprisonné. Débarquant à Rome, Caravage saurait-il déjà par cœur l’odeur de la solitude et de l’exil, de la terre froide et des murs nus ?

Vagabondage

La vie erratique de Caravage commence à Rome, cité dédaléenne où il est bon de perdre et de se perdre. Perdre aux jeux, en amour, aux jeux de l’amour et du hasard. Se perdre dans les souterrains et dans les cloaques, dans les décombres des temples, dans les vestiges du passé, parmi les édifices cyclopéens du Vatican. Caravage sait se perdre. C’est sa grâce, et son talent. Le jeune peintre, à son arrivée, aime à vagabonder d’atelier en atelier, en quête de commanditaires, de pygmalions, de camarades, « senza recapito e senza provvedimento » (« dépourvu de domicile et de source régulière de revenus »). Sans logis, sans le sou, il jouit au milieu des possibles, il s’ébroue dans le présent pur. Rapidement, il rejoint l’atelier de Giuseppe Cesari, dit le Cavalier d’Arpin, peintre prolixe et batailleur de son état qui lui confie des réalisations de fleurs et de fruits, une inclinaison ornementale dont portent trace deux toiles contemporaines, enfin signées de son seul nom – Jeune Bacchus malade et Garçon à la corbeille de fruits, toutes deux exécutées vers 1595-1596. Déjà suinte un goût pour l’ambiguïté et la part de l’ombre. Morbida, la chair est « tendre » et « morbide », entre Éros et Thanatos. Ces éphèbes sont des voyous, des canailles, parfois des malades. Comme leur auteur, ils viennent du peuple, de la plèbe, ils sentent la sueur et la poussière.

L’obscurité est un monde où la bohémienne trône, comme avec cette Diseuse de bonne aventure (vers 1596-1597) dont les deux versions (du Louvre et des Musées du Capitole) nous rappellent combien Caravage savait multiplier les variantes, jouer avec le réel et son double pourvu qu’on mît à sa disposition, comme ici, des modèles vivants, quelques vêtements et un peu de temps. Chez les jeunes artistes et chez les collectionneurs, le bruit court à Rome sur toutes les lèvres : un homme nommé Caravage peint juste, peint vrai, renonce à l’idéalisme pour des compositions d’un réalisme pétrifiant, moins illusionniste qu’authentique.

L’obscurité est un monde. Obscur cet épisode qui voit Caravage, en 1597, se battre avec un palefrenier et être victime d’une ruade de cheval. Pas de prison, ici, mais un hôpital, celui de la Consolazione, où le peintre, abandonné par les siens, répudie les Anciens, dont le Cavalier d’Arpin, chez qui il est resté huit mois, et nourrit de nouvelles amitiés. Caravage le sait : la roue tourne vite, très vite.

Fortune

Au mois de juillet 1597, Caravage rencontre le cardinal Del Monte, propriétaire du fastueux Palazzo Madama, non loin de la Piazza Navona. Après les sinusoïdes périphériques du début, le peintre découvre un épicentre névralgique où confluent la noblesse, l’académie et la cour pontificale. La fortune – critique et économique – lui tend les bras. Rattaché à la famille du prélat, qui le loge et le rémunère, Caravage dispose désormais d’un factotum et d’une épée. Le premier ne lui sera d’aucune utilité. Depuis le Palazzo Madama, le peintre, même s’il préfère les cuisines aux salons et aux bibliothèques, infléchit toutefois sa manière noire vers un style plus savant, tels ces Musiciens (1597) où Caravage se représente en joueur de chalumeau, toujours prompt à allumer la mèche. Sainte Catherine d’Alexandrie (vers 1599) et sa célèbre Méduse (vers 1598) renouvèlent les genres, explorent la sauvagerie ou le recueillement, l’angoisse métaphysique ou la paix spirituelle. Avec la première toile, Caravage densifie ses ombres, fouille la folle profondeur du noir, sa volupté chromatique et sa puissance dramatique. Avec la seconde, il investigue l’effroi capital d’une tête coupée et conjugue la mythologie et la religion, Méduse et Holopherne, la vie qui hurle et la vie qui expire. Ce faisant, comment ne pas voir dans ce morceau de peinture, dans cette gueule arrachée d’où jaillit du sang un autoportrait sans concession et une préfiguration de la fameuse Judith (1598) du Palazzo Barberini, commandée par le banquier Ottavio Costa ? Caravage, merveilleux coupeur de têtes…

Piété

En 1599, le contrat conclu avec Pietro Paolo Crescenzi, exécuteur testamentaire de Matthieu Cointrel, donne à Caravage l’occasion de montrer l’étendue – littérale et symbolique – de son talent : il dispose en effet d’une année pour remettre deux panneaux latéraux destinés à la chapelle Contarelli, dont la voûte fut peinte à fresque par le Cavalier d’Arpin. L’élève détrône le maître et, en cette église modeste, le pressent : il va triompher. LaVocation de saint Matthieu et LeMartyre de saint Matthieu, bientôt complétés par un Saint Matthieu et l’ange, sont des sommets de clair-obscur où la lumière devient l’objet même du drame, étymologiquement de l’action. La lumière révèle et dévoile. La lumière est une épiphanie qui soustrait les êtres à l’ombre et au secret, qui les frappe et les saisit, qui fait du mystère une irruption implacable au milieu des gestes du peuple. Deux toiles, vingt mètres carrés de peinture. Entre Carrache et Courbet. D’une puissance indécidable, car inépuisable par la glose ou le regard. Deux toiles que l’on croyait insurpassables, mais que le même Caravage égale pourtant avec une autre commande d’envergure, celle pour la chapelle de Tiberio Cerasi, à Santa Maria del Popolo. Là, de 1601 à 1602, dans le vide vertigineux de cette maison de Dieu et « du peuple », le peintre fait de La Conversion de saint Paul et du Crucifiement de saint Pierre des réponses édifiantes, et pour le moins hardies, aux grandes compositions michelangelesques. Contre toute attente, Caravage se fait plus qu’un nom, il se refait un prénom.

Noirceur

Bien que ses bagarres, injures et tapages émaillent les chroniques policières et judiciaires, le peintre est moins célébré pour ses œuvres profanes que pour sa peinture religieuse. Lui, le voyou pasolinien, en vient même à influencer une nouvelle génération d’artistes, subjugués par cette piété entretissée avec la vie, par cette lumière zébrant les jours noirs et les nuits longues, les tavernes et les antres.

Caravage, portraituré par un anonyme au seuil du siècle, avec des yeux plus sombres que sa noire barbiche, est un incorrigible. L’artiste a beau fréquenter les modèles antiques, qui confèrent à ses œuvres une nouvelle plasticité, il n’en demeure pas moins obsédé par l’ombre que déchire la lumière. L’Incrédulité de saint Thomas (vers 1603) est un éloge virtuose de l’épaisseur du noir tandis que l’ébouriffante Mise au tombeau, que copieront Rubens et Cézanne, tous ces arpenteurs de la forme juste, affiche un ténébrisme poignant où les gestes sont ceux de la fin du monde, ainsi qu’on les pratique à Naples ou à Damas, chez les pauvres ou chez les simples. Rome est une cité de dagues, de duels, de coups donnés et de coups rendus, à mi-chemin entre le champ de bataille et la cour d’école.

En 1603, Caravage diffuse dans toute la ville des vers éminemment scabreux à l’encontre du peintre Baglione. Savoureuses, les dépositions de la victime renseignent autant sur l’outrecuidance de Caravage que sur la vanité de ce petit théâtre fielleux qui, sur le Tibre, voit se disputer incessamment la Jalousie et l’Orgueil, majuscules. Que l’on ne s’y trompe pas : ces querelles ne sont pas anodines. Elles trahissent une violence sociale qui voit Rome drainer des milliers d’indigents, de criminels, de réprouvés, de déclassés, de châtiés, d’êtres terrassés par la vie, par une vie qui va sans eux. Chromatique, la noirceur est également politique. Chez Caravage, la suie et la fumée sont celles des âmes et des tavernes, des tables trop longues que n’éclaire qu’une seule bougie ou qu’une seule fenêtre. Le jour, chez le peintre, est un privilège. Mieux, un apanage.

Fuite

Caravage a quitté les fastes seigneuriaux. Sa maison du Vicolo San Biagio est désormais à son image, pour ses images : noire. Son atelier est une thébaïde sombre, les murs sont peints en noir, une maigre ouverture laisse filtrer une lumière crépusculaire. Dorénavant, il vit comme dans l’un de ses tableaux. Le 28 mai 1606, Rome célèbre le premier anniversaire de l’élection du pape Paul V. Là, dans le tumulte de la fête, Caravage et Ranuccio Tomassoni, chef d’une milice redoutée de tous, en viennent aux mains pour une partie de jeu de paume ou une misérable histoire de pari. Le premier frappe le second, qui s’écroule à terre. Le corps de Ranuccio gît, touché par un poing, mais également par un coup d’épée, fatal. Caravage regarde le mort, le sang qui coule, gicle. Il vit comme dans l’un de ses tableaux, encore. La vie rejoint la peinture. Et la peinture rejoint la vie. Caravage fuit, il fuit loin. À Naples, puis à Malte, puis en Sicile, où il n’est poursuivi que par son désir inextinguible de peindre, de peindre encore. Au cœur de l’été 1610, le pape Paul V lui accorde sa grâce. Trop tard : Caravage, quoique décidé à regagner la Ville éternelle, meurt le 18 juillet 1610 à Porto Ercole, âgé de 38 ans. Au sommet de son art. Comme dans l’un de ses tableaux.

 

1571
Naissance à Milan de Michelangelo Merisi, futur Caravage
1576
La famille fuit la peste et s’installe à Caravaggio. Michelangelo retournera à Milan en 1584
1595-1596
À Rome, entre dans l’atelier du Cavalier d’Arpin
1599-1600
Première grande commande pour l’église Saint-Louis des Français à Rome
1604
Enchaîne les déboires judiciaires pour injures et port d’arme illégal
1605
Quitte Rome à la suite d’une énième bagarre. Un an plus tard, à la suite d’une nouvelle rixe qui se terminera par un mort, sera condamné par contumace à mort par décapitation
1610
Caravage meurt à Porto Ercole, le 18 juillet, à l’âge de 38 ans, alors qu’il tente de rejoindre Rome

Nouvelle hypothèse sur la mort de Caravage 

Dans un article paru dans le journal scientifique médical The Lancet, un groupe international de chercheurs affirme que Caravage serait mort d’une infection causée par un staphylocoque doré. Cette découverte – qui confirme également que le peintre n’avait pas été épargné par la syphilis et le saturnisme – se fonde sur les analyses réalisées sur les probables ossements du peintre italien. S’appuyant sur l’acte de décès indiquant que le peintre avait fini ses jours dans un hôpital de Porto Ercole avant d’être enterré dans le cimetière San Sebastiano, l’équipe a exhumé le squelette d’un homme d’environ 1,65 m et âgé de 35 à 40 ans, correspondant à la description physique de Caravage. Des tests au carbone 14 ont ensuite permis d’identifier les restes appartenant à un individu du XVIIe siècle. Des analyses ADN comparées entre les ossements du peintre et ceux de membres de la famille Merisi ont enfin soutenu l’hypothèse de l’identification du squelette du Caravage.

Fabien Simode

« Caravage à Rome. Amis et ennemis »,
jusqu’au 28 janvier 2019. Musée Jacquemart-André, 158, bd Haussmann, Paris-8e. Tous les jours de 10 h à 18 h et jusqu’à 20 h 30 le lundi. Tarifs : 15 et 9,5 €. Commissaires : Francesca Cappelletti et Pierre Curie. www.musee-jacquemart-andre.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°717 du 1 novembre 2018, avec le titre suivant : Caravage, la naissance d’une légende

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