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Quand le design rencontre la pratique médicale

Par Geneviève Gallot · Le Journal des Arts

Le 14 mars 2017 - 1014 mots

Depuis 2015, l’École normale supérieure délivre un master qui associe le design à la médecine. Les jeunes designers diplômés ont ainsi une vision innovante et élargie de leur rôle dans la société.

Aujourd’hui, le design ne se limite plus à la création de formes matérielles mais touche au bien-être et s’attache à des enjeux tant ergonomiques que psychologiques, sociologiques et sociaux. Qu’il s’agisse de design médical, design social, « inclusive design » ou co-design, le designer engagé sur le terrain médical et de la santé replace le patient/usager au centre de toute démarche et il dialogue avec les scientifiques, les professionnels de santé, les aidants et les malades. Le designer passe de l’atelier au laboratoire de recherche fondamentale ou clinique, de la création de produits à la conception de nouveaux services, du rôle de créateur à celui de médiateur, voire de catalyseur d’énergies multiples. « La tâche du designer est de fabriquer des formes socialement et individuellement acceptables », souligne Claire Brunet, directrice du département design de l’École normale supérieure Paris-Saclay (ENS), maître de conférences, agrégée et docteure en philosophie, psychanalyste. « Avec le design, on pense l’innovation en connexion avec d’autres disciplines, dans une logique itérative et non linéaire. Identification du problème, réflexion sur les usages, intuition, fabrication, extension à la sociologie ou à l’anthropologie… » Jannick Thiroux, cosmétologue et enseignant en master 2 de recherche (M2R) en design, ajoute : « Le designer a la capacité à projeter des choses que l’on ne comprend pas encore dans des systèmes très complexes. »

Créé en 2015 en co-habilitation avec l’Ensci (École nationale supérieure de création industrielle) et Télécom Paris-Tech dans le but de susciter des vocations à la recherche en design, le M2R prend appui sur le secteur de la médecine, lequel est à la fois un art et une science. À travers deux parcours, « Design, exposition et histoire du design » et « Design, science et innovation », la formation propose des enseignements fondamentaux (histoire du design, méthodologie de la recherche…) au premier semestre et un stage en laboratoire de recherche au second.

« Pousser les interactions »
Un BTS en produits industriels et une formation au DSAA (diplôme supérieur des arts appliqués) en poche, Alexis Fargeau, 26 ans, choisit le M2R et un stage en chirurgie orthopédique à l’hôpital européen ainsi qu’au centre prothétique Houradou à Marseille. Il se consacre à la création d’une prothèse de la main, articulée, destinée à la pratique du vélo, pour une enfant de 11 ans atteinte d’agénésie à la main gauche (main non formée). « Je m’oppose à la prothèse qui n’offre qu’une fonctionnalité supplémentaire ! Mon objectif ? Créer une prothèse adaptée qui soit aussi source de nouvelles sensations. » Il constatera qu’il n’est pas toujours facile d’en convaincre les industriels…

Passée par les écoles Estienne et Duperré, Zoé Tracq, 25 ans, est admise à l’ENS en département design, obtient son DSAA à l’École Boulle, puis l’agrégation en arts appliqués, avant le master 2 de recherche en design. La jeune designer s’oriente vers les sciences du vivant en accomplissant son stage au sein du département de virologie de l’Institut Pasteur. « Nos inventions doivent servir à la vie des gens ! Quand je suis arrivée à Pasteur, personne ne savait pourquoi j’étais là… et moi non plus. L’ENS propose des stages dans des laboratoires sans sujet prédéfini. Chaque étudiant doit faire émerger son thème de recherche en fonction du contexte. » C’est ainsi que Zoé Tracq décide de questionner les modes de représentation des cellules et explore la biologie « comme un atelier où se dessinent et se fabriquent des objets invisibles ». Travaillant sur les cellules infectées par le VIH, la jeune designer a l’idée de les imprimer en 3D, ce qui révélera leurs bras multiples, leur savant équilibre, insoupçonnables sous le microscope qui ne peut restituer l’image de l’objet dans son volume global. L’expérience a enrichi la science et également trouvé un prolongement avec le travail de l’artiste Barthélémy Toguo présenté, en 2016, au Centre Pompidou. Aujourd’hui, dans le cadre de la start-up French Bureau qui accompagne les groupes du CAC 40 dans leurs projets d’innovation, Zoé Tracq réfléchit à l’utilisation de ferments lactiques dans la production des yaourts. Loin du design ? « Je veux continuer à développer une vision globale de la société, à pousser les interactions. Le designer n’est pas seulement là pour dessiner une chaise ! »

Après son DSAA obtenu à l’École Boulle et quatre années de travail à son compte, Marine Royer, 34 ans, s’engage dans le M2R avant de soutenir sa thèse en anthropologie sociale et ethnologie consacrée à des objets biotechnologiques utilisés en cancérologie. Depuis septembre 2016, elle est maître de conférences en design et sciences sociales à l’université de Nîmes. « Le designer doit jouer un rôle de trouble-fête, de perturbateur bienveillant et productif. Face aux professionnels de santé qui sont dans le faire, un “faire” lourd, savoir produire pour le collectif est indispensable. En matérialisant ses idées par des dispositifs ou des prototypes, le designer installe sa légitimité au sein des équipes. »

La « démocratie sanitaire »
Lors de son M2R, Marine Royer participe aux recherches développées par un laboratoire en micro-fluidique de l’ENS sur le pancréas artificiel, c’est-à-dire une pompe à insuline fixée sur l’abdomen du diabétique, susceptible de remplacer à terme les bonnes vieilles seringues. Mais ce nouveau dispositif de soin, très prometteur sur le plan médical, est mal accepté par les patients. Convaincue que « l’innovation technologique ne peut suffire et que le designer doit intervenir sur les plans symbolique et esthétique », Marine Royer associe à son projet une brodeuse des ateliers Christian Lacroix afin de rendre l’objet plus désirable… Pour elle, le M2R « offre une chance extraordinaire d’expérimentation, de prospection, dans une totale liberté ». Au-delà, sous sa double peau de designer et d’universitaire, elle milite pour que chacun soit acteur de son parcours de santé. « Il faut faire exister la démocratie sanitaire. C’est en donnant toute sa place à l’expérience des personnes que les résistances aux innovations pourront être surmontées ! »

Légende photo

Impression 3D de deux lymphocytes infectés par le VIH, modélisation sur Imaris et impression par dépôt de fil sur une Zortrax M200, imprimé à l'ENS Cachan
Données issues du Laboratoire Virus et Immunité d'Olivier Schwartz, Photographie François Gardy, sans titre, 2016 © Institut Pasteur

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°475 du 17 mars 2017, avec le titre suivant : Quand le design rencontre la pratique médicale

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