August Sander, gueules d’époque

L'ŒIL

Le 1 septembre 2002 - 1378 mots

A partir de 1925, August Sander met en chantier un projet photographique ambitieux : établir « un portrait contemporain de l’homme allemand ». Avec des centaines de clichés de ses compatriotes, choisis et classés selon une hiérarchie sociale stricte, il compose Les Hommes du XXe siècle, lumineux catalogue de métiers et de genres humains. L’ouvrage fait aujourd’hui l’objet d’une nouvelle édition en sept volumes.

Méthodiquement assis à son bureau, August Sander commence à taper sur sa machine une longue liste ordonnée en groupes et subdivisions comme un véritable archiviste. Entamée en 1925, cette liste sera raturée et subira de nombreux rajouts jusqu’en 1927. Elle constitue un catalogue de métiers, de genres humains et s’impose d’emblée comme un ambitieux projet de photographie, Menschen des 20 Jahrhunderts (Hommes du XXe siècle) qui consiste à tirer le portrait de tous ses compatriotes. Dans une lettre à Erich Tenger, un historien de la photographie qu’il fréquentait, August Sander s’en expliquera : « Pour fournir vraiment maintenant une coupe à travers l’époque présente et notre peuple d’Allemagne, j’ai regroupé ces clichés en portfolios : je commence par le paysan et je termine par les représentants de l’aristocratie intellectuelle. Ce parcours est doublé par un ensemble de folios parallèles, qui illustre l’évolution du village à la grande ville moderne. Par là, en fixant aussi bien les couches isolées que leur environnement par la photographie absolue, j’espère donner une psychologie véridique de notre époque et de notre peuple. » Sander a défini les groupes suivants : le paysan, l’artisan, la femme, les catégories socio-professionnelles, les artistes, la grande ville et les derniers des hommes, ce groupe étant constitué de malades, d’aliénés, de vieillards mais aussi de portraits de défunts sur leur lit de mort.
Né en 1876, fils de fermier, il travaille dès 14 ans dans une mine de charbon. Un oncle fortuné lui offre un appareil photo. A l’armée, il fera également de la photographie, puis s’installera à son compte, à Cologne en 1910. Ses clients sont des riches et des industriels qui aiment se faire tirer le portrait. A partir de 1925, il reçoit la carte de membre de la Corporation des photographes de Cologne, la plus haute consécration de l’époque. Sander décide alors d’enseigner la photographie à ses assistants. On en recensa une vingtaine, dont dix-huit femmes et son fils cadet Gunther. Anna, son épouse, avait été également réquisitionnée dans cette vaste entreprise. Chapelière de formation, elle confectionnait les boîtes des portfolios. Son fils aîné, Erich, aidait son père à rédiger des textes théoriques qu’il lisait à la radio Westdeucher Rundfunk. L’un d’eux explique : « L’idée originelle de mon travail photographique n’est rien d’autre qu’une profession de foi en la photographie comme langage universel, et la tentative d’établir un portrait contemporain de l’homme allemand, qui se construirait uniquement sur le travail de la lumière ».
Sa première exposition aura lieu au Kunstverein de Cologne. L’accueil est enthousiaste. La fin de l’année 1929 verra la sortie de son premier opus, Antlitz des Zeit (Visage d’une époque), publié par Kurt Wolff, qui avait édité l’année précédente le fameux ouvrage Die Welt ist schön (Le Monde est beau) d’Albert Renger-Patzsch. Le romancier et psychiatre Alfred Döblin, qui avait connu un immense succès avec son livre Berlin Alexanderplatz, avait écrit la préface. Ce livre, qui devait être comme un prologue aux Hommes du XXe siècle, fut un échec commercial malgré l’enthousiasme de la critique. Quelques voix à droite s’élevèrent contre ce regard sur l’Allemagne d’en bas, comme cet éditorial du journal Der Tag : « L’ouvrage est un document physionomique sur l’absence de chef, un document sur les mauvais instincts et sur l’avidité par tous les moyens... Nous voulons voir aussi l’autre “visage de l’époque”, une collection de paysans actuels vraiment royaux est en préparation et ne se fera plus longtemps attendre. »
Rappelons que nous sommes sous le régime de la République de Weimar, avec une nation enfin souveraine et des élections démocratiques où aucune catégorie de population majeure n’était exclue. Le système parlementaire était devenu la règle dans tous les domaines, un régime très novateur qui fera le nid du nazisme... L’Allemagne pansait toujours ses plaies de la défaite de 1918 et supportait le poids du traité de Versailles. Le peuple allemand élira démocratiquement le 30 janvier 1933 un certain Adolf Hitler. Le tableau de la société allemande signé Sander deviendra alors incompatible avec les représentations idéales du national-socialisme. Mais les raisons d’ordre « esthétique » n’étaient pas les seules, ainsi que le raconte son fils Gunther Sander à l’historien Ben Maddow dans son livre Faces : « Les arrestations devinrent réalité quotidienne. Mon frère Erich était communiste, il dut fuir d’une cachette à l’autre. Après avoir passé quelque temps à Paris, il revint à Cologne, en dépit des avertissements prodigués par tous. Et bien que mes parents fussent au désespoir parce qu’il était persuadé, dans sa crédulité, que l’horreur finirait bientôt, ils l’aidèrent à produire ses pamphlets par des méthodes photographiques (les presses du parti ayant été depuis longtemps saisies).Comme mon père ne possédait pas de séchoir, on faisait sécher les épreuves sur le toit. Un coup de vent dut en répandre quelques-unes dans la cour au-dessous, et mon frère fut arrêté le lendemain par la Gestapo.
Sa bibliothèque fut confisquée et les archives de mon père mises sens dessus dessous. Nous portâmes plainte sans aucun résultat, bien au contraire, notre parenté avec Erich nous fit considérer comme des parasites antisociaux. » Dès 1936, Visage d’une époque est retiré de la vente, les derniers exemplaires et les plombs détruits : « Mon père devint furieux et sa colère ne se calma qu’au cours d’une excursion dans la région de Siebengebirge, où il était allé prendre des photos de paysages. Cette émigration intérieure lui fit du bien. Comme il n’avait plus aucune chance de pouvoir continuer son métier, il fut obligé de chercher de nouvelles possibilités : il trouva un petit coin de pays enchanteur que rien ni personne n’avait encore profané. La nuit, il dormait dans un endroit abrité dans son sac de couchage, et le jour lisait ou se promenait à la recherche de nouveaux sujets.
Le repos qu’il trouva dans ce lieu lui donna même une certaine confiance, à la pensée du proche procès de son fils. » Mais le verdict vient durement le démentir : Erich Sander est condamné à dix ans de prison et à autant d’années de perte de ses droits civils. En 1944, son atelier est détruit par les bombardements alliés et quelques années plus tard, la fatalité s’invite à la table : un incendie détruira une bonne partie de ses archives et négatifs. Après la guerre, il revient au portrait après avoir réalisé de très nombreux paysages. La consécration arrivera, enfin, en 1951, avec une exposition dans le cadre de la Photokina, le grand salon de la photographie. Il est rapidement contacté par Edward Steichen, le directeur du département photographique du Museum of Modern Art de New York, qui lui rend visite en octobre 1952 à Cologne afin de sélectionner des images pour son exposition « Family of Man ». Il en retiendra trois. En 1962, il publie un nouveau livre, Deutschenspiegel (Reflets d’Allemagne).
Trop affaibli, il ne peut accompagnertotalement cette édition. Agé, il a perdu toute créativité, son sujet – la société allemande – a également changé et il ne se reconnaît pas dans les nouvelles classes sociales de l’après-guerre.
Il continuera ses listes ; l’une a été retrouvée avec tous ses projets d’ouvrages qui ne verront pas le jour. Il meurt en 1964 d’apoplexie, laissant son projet inachevé et plus de 1 800 négatifs sélectionnés. Son fils veilla pendant de longues années sur la mémoire de son père et a travaillé à la publication de son œuvre. Hommes sans masques voit le jour en 1971 et Les Hommes du XXe siècle paraît à son tour en 1980, juste une pierre d’un immense chantier commencé en 1925.

- August Sander, Hommes du XXe siècle, édition en sept volumes revue et réorganisée par Susanne Lange, Gabriele Conrath-Scholl et Gerd Sander, éditions de La Martinière, Paris, 2002, 1 423 p., sous coffret, 206 euros. Analyse de l’œuvre, August Sander, dirigée par Susanne Lange et Gabriele Conrath-Scholl, éditions de La Martinière, Paris, 2002, 208 p., 30 euros.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°539 du 1 septembre 2002, avec le titre suivant : August Sander, gueules d’époque

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