Au Musée Jean Le Gac

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 février 2000 - 1137 mots

À Paris, depuis le XIXe siècle, existent le Musée Delacroix et le Musée Gustave Moreau voulus par les artistes eux-mêmes. En secret, au fond du XXe arrondissement, s’élabore aujourd’hui le Musée Jean Le Gac. Familier de fictions en tous genres, cet artiste vient d’imaginer un « studio d’artiste » jouxtant son appartement. Visite guidée entre réalité et utopie. Photographies de Jean Le Gac.

Paris, entre la place Gambetta et le cimetière du Père Lachaise, un immeuble plutôt banal, composé de deux blocs, l’un donnant sur la rue, l’autre sur cour. Voilà plus de trente ans que Jean Le Gac habite là. Trente ans qu’il pousse plusieurs fois par jour la porte vitrée de l’entrée de l’immeuble, en traverse le hall, pousse une deuxième puis une troisième porte pour grimper d’un pas réfléchi l’escalier de bois qui le mène chez lui. Le Gac habite au troisième étage, dans un appartement très convenu de ce Paris petit-bourgeois du début de siècle. « Je suis un artiste sans atelier, depuis toujours, précise Le Gac. Je travaille comme un poète, je n’ai pas vraiment d’espace. » De fait, Jean Le Gac n’a pas d’espace propre. Il travaille aussi bien au dedans qu’au dehors, mais toujours il occupe l’espace, quel que soit le lieu où il se trouve. Dans ce petit immeuble du XXe, il vient précisément de s’approprier un nouvel appartement qu’il a transformé en « studio d’artiste ». Du moins est-ce le nom qu’il lui a donné. « C’est un espace préservé dans lequel je me sens libre d’aller faire toutes sortes de choses ». Une sorte de garçonnière ? Non, pas vraiment. Plutôt un petit trois-pièces, tout aussi classique que l’appartement dans lequel il vit et qui se trouve situé sur le même palier.

Fiction dans le studio d’artiste
Le « studio d’artiste » de Jean Le Gac n’est autre qu’une fiction de plus à l’inventaire de toutes celles qu’il a déjà imaginées. Rien ne l’enchante plus que de penser que, dans un immeuble sans cachet, on peut pousser la porte d’un appartement et entrer subitement dans un milieu complètement exotique, à « mille et mille lieues » (Saint-Exupéry) de tout ce qui est ordinairement attendu. « Les fictions se nourrissent de beaucoup de réel pour fonctionner, et je me rends compte, après tant d’années de travail, que j’ai toujours essayé de renverser la situation. Il me faut fictionnaliser le réel. » Fidèle en cela à la pensée de Clément Rosset et à son ouvrage de référence, Le réel, traité de l’idiotie, Le Gac reconnaît chercher à romancer le réel. « Puisque le réel est idiot, il faut le rendre intelligent et moi, je ne peux le faire que par la fiction », avoue-t-il volontiers. Avec un soin du détail qui le caractérise et ce souci de faire comme si, Jean Le Gac a travaillé la mise en espace de ce lieu, organisé de façon réfléchie la distribution et rassemblé savamment les différents éléments. Aussi son « studio d’artiste » opère-t-il comme une œuvre dans l’œuvre, la mise en abyme de son propre travail.

Comme dans une bande dessinée
Composé d’un petit couloir central, de trois petites pièces, d’une cuisine et de sanitaires, pris en sandwich entre cour et jardin, le « studio d’artiste » de Jean Le Gac compte une soixantaine de mètres carrés. L’espace y est plus clos sur lui-même qu’ouvert sur l’extérieur. Non point un lieu confiné et passéiste, mais un monde fort d’une nostalgie prospective, un lieu inédit et imprévisible. Comme on en traverse parfois dans certaines bandes dessinées ou dans certains romans d’aventures. Passée la porte d’entrée, la première pièce à droite précipite le visiteur dans un monde à part qui n’a plus rien de commun avec le réel. Une petite pièce de 4 mètres sur 5, au centre de laquelle trône une machine à écrire, façon années 30, une Continental Silenta, posée sur un bureau en acajou de famille. Une feuille y est engagée sur laquelle on peut lire : « De qui, de quoi je parle ici ? Si j’avance que je suis quelqu’un qui rêve d’être dedans et qui reste dehors, je pourrais bien avoir tout dit de mon attitude par rapport à l’art. » Tout est dit, en effet, de la part tant fictionnelle qu’autobiographique de la démarche de l’artiste. De cet écartèlement entre présence et absence qui fonde son œuvre. De ce regard sur l’art, narquois et amusé, qu’il aime à lui porter. Au-dessus du bureau est suspendu un lustre au motif de panthère ; en face, une cheminée sur laquelle sont posées quelques barbotines kitsch qui font le régal de Le Gac collectionneur. Les carreaux de la fenêtre ont été remplacés par des vitraux signés de l’artiste. Aux murs sont accrochées deux séries de photos-textes avec aquarelles, sur une histoire l’une de décapotable, l’autre de minibus. Dans le couloir où l’on se retrouve au sortir de la première pièce, face à un décrochement, le regard est en butte à deux sculptures qui se font vis-à-vis, une statue africaine Ibo et la figure en plâtre peint du peintre aventurier regardant au loin. Une publicité pour Ripolin et un ensemble de photos-textes placé à cheval sur le mur et la porte des sanitaires en complètent l’accrochage et si, par curiosité, on ouvre celle-ci, l’œil est alors jeté dans un monde d’archives et de classeurs, œuvre et résumé de toute une vie, soigneusement régis par l’épouse du peintre-photographe. Sur la cheminée de la deuxième pièce, repose un album de la Marquise de Charnassé, « Souvenirs 1888-1889 », que l’artiste a acheté en salle des ventes. Photos, cartes de visites, compositions florales, notes manuscrites..., il y avait une trentaine d’albums semblables. Touché par la façon dont son auteur y a fixé le récit de sa vie, Le Gac n’a pu résister à se porter acquéreur d’un exemplaire. Il apporte à cette pièce une touche sensible venue d’ailleurs. Située de l’autre côté à gauche du couloir, la troisième pièce donne sur un petit jardin. Semblable en tout aux précédentes : parquet, moulures, lambris, cheminée, grande glace, etc., cette dernière pièce – que l’artiste a baptisée « le salon » et qu’il dit avoir conçue « comme un salon d’été » – offre en effet de quoi s’asseoir. Jean Le Gac a fait faire des chaises de jardin et, aux murs, il a accroché du sol au plafond les planches composites, composées par ses soins, d’un magnifique herbier. À cet ensemble fait écho l’une des dernières œuvres de l’artiste au thème de l’odalisque, bienvenue dans un tel lieu.
Conçu voilà près de deux ans, ce studio d’artiste est resté secret jusqu’à aujourd’hui. S’il ne s’agit nullement de le rendre public, il est question toutefois de l’inaugurer un jour prochain. Une façon d’en certifier le statut d’œuvre d’art ?

- CLERMONT-FERRAND, Musée des Beaux-Arts, 3 février-16 avril.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°513 du 1 février 2000, avec le titre suivant : Au Musée Jean Le Gac

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