Arts and Crafts. Britannique ou international ?

Par Valentine Buvat · L'ŒIL

Le 1 juin 2005 - 1472 mots

Le Victoria and Albert Museum à Londres consacre une grande rétrospective au mouvement anglais Arts and Crafts. Présentée dans sa plus vaste envergure, la mouvance britannique dépasse très largement le cadre insulaire pour devenir internationale, réunissant sous son étendard bon nombre des courants décoratifs et esthétiques du début du xxe siècle. Un point de vue résolument anglais sur la naissance du design.

En 1851, à Londres, s’ouvre la première exposition internationale consacrant « L’union de l’art et de l’industrie ». Immédiatement le South Kensington Museum est créé, devenu depuis le Victoria and Albert Museum, dont les collections ont pour vocation de témoigner du renouveau des arts décoratifs. Face à l’industrialisation grandissante et aux médiocres productions de séries commencent à s’élever les voix des défenseurs de l’artisanat et du savoir-faire manuel, seuls garants de l’objet unique,  humain et beau. Contemporain de l’élaboration du mouvement, le musée d’Art décoratif londonien est plus que légitime pour accueillir cette présentation rassemblant environ trois cents pièces.
Les deux principaux théoriciens du mouvement Arts and Crafts (Arts et Artisanat) sont le critique d’art John Ruskin (1819-1900) et le designer William Morris (1834-1896). Proche des peintres préraphaélites, Morris crée en 1861 sa première manufacture et dès 1859, pour la construction de sa célèbre Red House dans le Kent par le jeune architecte Philip Webb (1831-1915), met en application les principaux préceptes Arts and Crafts : la construction est simple, en accord avec ses futures fonctions et le site qui l’accueille ; tout l’aménagement d’intérieur est spécifiquement conçu pour ce cadre précis.
En 1881, alors que naît véritablement le mouvement lors de la première exposition de la Arts and Crafts Exhibition Society, Morris est déjà une célébrité nationale. Son influence est décisive dans le renouveau que connaissent alors les arts décoratifs anglais.

Tous les domaines de création
Dans un premier temps, l’exposition du V&A examine l’ampleur du mouvement et ses nombreux champs d’application dans son pays d’origine. Tandis que la visite des salles anglaises est ponctuée de courtes vidéos témoignant de l’agencement intérieur de maisons Arts and Crafts, deux reconstitutions permettent aux visiteurs d’observer un intérieur londonien et la salle principale d’une maison de campagne. On comprend rapidement qu’Arts and Crafts touche tous les domaines de création, et qu’il s’agit de la première tentative moderne d’unité décorative. Ainsi, dans la reconstitution du salon de William Ward-Higgs, entièrement meublé par CFA Voysey, domine un esprit urbain, en accord avec la situation géographique de la maison, très éloigné d’un décor rustique comme celui du cottage de Sidney Barnsley (ill. 12).
La meilleure place accordée à l’artisanat offre un souffle nouveau à tous les métiers d’arts anglais. Les créations textiles s’enrichissent, la mode fait disparaître les corsets féminins et invente le smoked. Les arts du métal et de la joaillerie retrouvent une qualité d’exécution et de création qui avait disparu et dont témoignent la Coupe de Galahad d’Arthur Gaskin, les pièces de C. R. Ashbee (ill. 14, 15, 17), une salière et un pendentif paon notamment, ou encore celles d’Archibald Knox (ill. 4). L’art des livres et de l’impression brûle également d’un feu nouveau. En 1890, Morris avait fondé la Kelmscott Press destinée à faire revivre l’imprimerie traditionnelle. Les caractères, les reliures, les décors…, tout est d’un soin extrême dans la réalisation des précieux ouvrages réunis dans une même vitrine. La céramique enfin rendait possible l’idéal de Morris : un artisan concevant et fabriquant un objet seul de bout en bout. Si les innovations décoratives ont plutôt été l’apanage des grandes villes, Londres en tête, mais aussi Birmingham, Edimbourg et Glasgow, la place essentielle accordée par le mouvement Arts and Crafts à la campagne, cadre de vie simple et recommandé, lui assure une grande popularité. Partout en Angleterre fleurissent des ateliers d’artisanat et des manufactures, exauçant le vœu de Morris d’un art social qui ne reste cependant accessible qu’à une classe aisée.

Renouveau de l’artisanat
C’est dans la seconde partie de l’exposition, consacrée aux États-Unis, que commencent à poindre les limites de la présentation. Subtilement s’installe le manque de distinction entre des pièces typiquement et indéniablement Arts and Crafts, et des objets issus d’autres avant-gardes modernes qui, sans renier l’inspiration apportée par le mouvement anglais, s’en démarquent par bien des aspects. Ainsi la reconstitution d’un intérieur dessiné dans le magazine The Craftsman de Gustav Stickley (1858-1942) permet-elle de visualiser la filiation existant entre les meubles anglais déjà admirés et le goût américain à l’aube du xxe siècle (ill. 9).
De même la nouvelle considération apportée aux arts amérindiens, les Native Americans incarnant désormais l’idéal de vie simple prôné par les penseurs du mouvement, occasionne l’entrée d’un répertoire décoratif traditionnel mais jusqu’ici ignoré par les arts décoratifs.
De nombreuses pièces témoignent de l’incroyable renouveau des métiers de l’artisanat et de l’exigence de qualité voulue par les exécutants et leurs commanditaires. Ainsi, le très subtil Vase scarabée d’Adelaide Alsop Robineau (1865-1929) qui aurait demandé plus de mille heures de travail à la potière laisse-t-il sans voix. Les meubles commandés par Greene & Greene aux meilleurs artisans de Californie, notamment pour la villa de David B. Gamble, sont également des prouesses de réalisation dans le plus grand respect des consignes Arts and Crafts.
L’important espace consacré aux créations de Frank Lloyd Wright (1867-1959) est d’une compréhension moins aisée. On saisit qu’une partie des principes fondateurs a trouvé écho chez l’architecte – le désir de simplicité, de fonctionnalité, une plus grande proximité de la nature et le parti pris d’unité décorative entre autres – toutefois le créateur ne dédaignait pas l’usage des procédés industriels. De plus, la stylisation des lignes qu’il dessine les désignent plus comme appartenant au style international identifié dans les années 1930 par l’exposition du MoMA. Il n’en reste pas moins agréable d’admirer un ensemble pour salle à manger ou encore l’un des vitraux Arbre de vie conçus en 1904, et ce même si les pièces se situent à l’extrême frontière du propos de l’exposition.
Ce manque de rigueur dans la définition des limites du champ de l’exposition est plus dérangeant encore dans la section consacrée à l’Europe, qui, précisons-le, n’accorde aucune place à la Belgique et à la France. S’il existe une indéniable parenté de vision entre les théoriciens et créateurs anglais et les artistes et architectes européens, elle se concentre dans la volonté commune exprimée de refuser toute hiérarchie entre les arts, de chercher à exprimer les identités nationales grâce aux arts décoratifs et bien sûr, de réformer la création industrielle. L’Art nouveau, la Sécession viennoise et la colonie allemande d’artistes de Darmstadt doivent beaucoup à l’influence de Morris et ont médité l’exemple anglais. Pour autant, les aborder dans leurs seules inscriptions au mouvement britannique réduit leurs spécificités et sonne comme une négation de leurs originalités stylistiques. La tentation du « tout Arts and Crafts » à laquelle a parfois cédé le commissariat de l’exposition est contrariante lorsque l’on admire un Samovar en argent et os de Henry Van de Velde (ill. 2) ou un Service à thé de Josef Hoffmann (ill. 3).
En revanche, la volonté affirmée des artistes russes et scandinaves d’employer des formes et un vocabulaire vernaculaire est davantage convaincante. Les factures plus ou moins primitives d’une chaise de Sergei Malyutin et d’un buffet d’Elena Polenova affichent le désir d’un art populaire. De très beaux meubles finlandais tels le cabinet d’Armas Lindgren ou la chaise Koti d’Eliel Saarinen témoignent également de l’héritage local.

La postérité japonaise
La dernière partie de l’exposition dresse un parallèle entre le mouvement japonais Mingei (1926-1945) et Arts and Craft dont il s’est inspiré. Mené par le critique et théoricien Yanagi Sôetsu, Mingei encourage le renouveau d’un artisanat local, respectueux de l’héritage culturel japonais tandis que l’industrialisation grandissante ne cesse de dénigrer la qualité des productions. Le contexte général est donc propice à « l’art and craftisation ». Reste qu’en sus du renouveau et de la réhabilitation des savoir-faire traditionnels japonais, Mingei a également participé à l’établissement d’un nouveau style de vie à destination des classes moyennes nippones, accordant une large place aux nouveaux apports des arts de vivre occidentaux, représentés dans l’exposition par la reconstitution d’une pièce à vivre qui convainc plus de l’ouverture et du cosmopolitisme du mouvement que de sa parenté avec les conceptions de William Morris.
Comme c’est généralement le cas lorsque le V&A orchestre une exposition aussi ambitieuse, la présentation et la muséographie sont d’une qualité presque irréprochable. Les splendides objets réunis occasionnent mille émerveillements pour le visiteur qui ressort cependant plus convaincu de l’importance des influences du mouvement anglais que de l’internationalité d’Arts and Crafts.

L'exposition

« International Arts and Crafts » se déroule du 17 mars au 24 juillet, tous les jours de 10 h à 17 h 45, le mercredi et le dernier vendredi du mois jusqu’à 22 h. Tarifs : 10, 8 et 6 livres (soit environ 14, 11 et 8 euros). LONDRES, Victoria & Albert Museum, Cromwell Road, tél. 44 (0) 20 79 42 20 00, www.vam.ac.uk

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°570 du 1 juin 2005, avec le titre suivant : Arts and Crafts

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