Art Grandeur Nature

Promenade au parc et au-delà

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 juin 2004 - 1193 mots

La septième Biennale d’art contemporain en Seine-Saint-Denis « Art Grandeur Nature » s’est à nouveau installée au parc de La Courneuve. Huit artistes invités présentent des œuvres sur le thème de l’image publicitaire et documentaire, spécialement conçues pour ce grand espace de verdure.

Situé au nord-ouest du département de Seine-Saint-Denis, le parc de La Courneuve qui s’étend sur cinq communes – La Courneuve, Saint-Denis, Stains, Dugny et Garges-les-Gonesse – occupe un territoire de quelque quatre cents hectares sur ce qui était jadis la grande plaine de France. Au troisième rang des espaces verts de la région parisienne, après le bois de Boulogne et le bois de Vincennes, il reçoit près de deux millions de visiteurs par an. Consacré pendant des siècles aux cultures céréalières puis maraîchères pour l’approvisionnement de la capitale, ses terres n’ont été transformées en un lieu d’agrément ouvert au public qu’au début des années 1960. Au fil du temps, un ambitieux programme de travaux d’aménagement a été développé de sorte à créer un véritable parc paysager de massifs boisés et de prairies rustiques traversées par de nombreux sentiers. Tout un monde artificiel, composé de vallons, de coteaux, de lacs, de belvédères et de cascades a été mis en place pour offrir aux promeneurs un cadre idéal de flânerie et de découvertes naturelles, aux sportifs des parcours de santé et de randonnée, enfin – écologie oblige – pour constituer un lieu propice au développement de la biodiversité. En 1993, le Conseil général de Seine-Saint-Denis, sensible aux sirènes de l’art contemporain, a eu l’idée d’utiliser aussi le cadre naturel du parc pour y créer une manifestation artistique temporaire.
Intitulée « Art Grandeur Nature », celle-ci est devenue biennale dès le deuxième numéro. S’il n’y a pas lieu de vouloir jouer la comparaison avec ses sœurs aînées – de Lyon, de Venise ou d’ailleurs – et si sa réputation ne leur dispute aucune notoriété, elle n’en reste pas moins une opération de très grande qualité, attendue avec intérêt et curiosité par un public qu’elle a su fidéliser et qui sait y trouver des propositions toujours originales. Ouverte à toutes les générations et à toutes les tendances, « Art Grandeur Nature » a su imposer sa marque et trouver sa différence en développant une programmation en écho à la singularité d’un site et d’un décor pour lesquels les artistes ont le plus souvent conçu des œuvres spécifiques. Andy Goldsworthy, Patrick Corillon, Jacques Vieille, Daniel Buren, Hélène Mugot, Chen Zhen, Erik Samakh, Anne Ferrer, Wang Du… comptent notamment parmi ceux dont les œuvres ont mémorablement marqué les lieux.

Panneaux d’affichage dans le parc
Le cru 2004 d’« Art Grandeur Nature » – intitulé « Signes extérieurs » – a choisi de s’interroger sur le statut de l’image et la fonction de ses signes au regard de la terrible prolifération dont notre environnement quotidien est le vecteur. Pour ce faire, huit artistes – Martine Aballéa, Jonathan
Barnbrook, Alain Bublex, Pascal Colrat, Geneviève Gauckler, Ken Lum, Tania Mouraud et Stefan
Sagmeister – ont été invités à s’approprier les formes standard des fameux panneaux d’affichage urbain de trois par quatre mètres qui interpellent sans cesse notre regard. Pour le moins paradoxale, l’implantation d’un tel mobilier dans le cadre naturel du parc rompt avec la perception et la lecture que l’on en a ordinairement. Placés ici et là, par groupe ou isolés, aux détours d’un chemin, à la croisée de deux allées, en bordure d’une pièce d’eau, ces panneaux fonctionnent autrement. D’autant que les images et les signes sont totalement déconnectés de l’iconographie et du vocabulaire publicitaire qui sont leur lot habituel. Aussi on les regarde, on les scrute, on en décortique le message, bref on en fait une expérience rénovée qui nous ouvre les yeux sur notre environnement.
« Fragment d’une histoire, partie d’une mémoire vivante ou moment d’un rêve, note Morten Salling, le commissaire de l’édition 2004, l’image participe à nos réflexions et à notre vie affective. Liée à notre représentation du monde, elle est l’objet de croyances, de défiances ou d’adhésions selon la période historique dans laquelle elle s’inscrit. » De fait, dans nos sociétés contemporaines hypermédiatisées, l’image est omniprésente. Elle a remplacé idéologiquement le mot, la parole. Parce qu’à leur différence, elle est paradoxalement davantage « parlante » et qu’elle impose une vision, l’image est l’un des matériaux privilégiés de l’artiste. Il ne cesse de la tourner et de la retourner dans tous les sens pour la mettre en question, il ne cesse d’en inventer de nouvelles visant à nous faire réfléchir sur leur usage. Dans l’immense parc paysager de La Courneuve, les panneaux d’affichage des huit invités du cru 2004 agissent comme autant d’icônes inattendues qui transgressent les codes du discours médiatique banalisé.
Tandis que les images narratives d’Aballéa (ill. 2), mêlant roman-feuilleton et teasing publicitaire, semblent avoir retrouvé un paradis perdu, celles de Pascal Colrat (ill. 4) reprennent à leur compte le mode de la petite annonce sur un ton d’une drôlerie et d’une complicité qui sont proprement émouvantes. Alain Bublex (ill. 3) et Jonathan Barnbrook récupèrent pour leur part les signes et les logos d’un vocabulaire graphique propres aux stratégies de la publicité pour l’un, à la communication urbaine pour l’autre, pour investir leurs panneaux d’images monumentales décalées qui obligent le regardeur à en repenser le contenu.
Métaphorique des inquiétudes et des confusions qui animent tout un chacun, l’intervention de Ken Lum (ill. 7) induit un climat d’étrangeté ; sur les faces disjointes de ses panneaux, on peut voir ici un visage à l’expression ambivalente, lire là un texte sibyllin : une façon de nous renvoyer à nous-mêmes pour mieux appréhender l’autre. Dans une semblable qualité de mystère, les figures typographiques noir et blanc de Tania Mouraud (ill. 5) ne sont pas moins puissantes : fondées sur le principe de l’anamorphose, ses écritures délivrent le message d’espérance, traduit en plusieurs langues, de Martin Luther King « I have a dream ».
Enfin, alors que les images éclatées, hautes en couleur, de Geneviève Gauckler (ill. 6) multiplient les figures mi-arbre, mi-homme aux tailles et aux formes différentes, renvoyant tant à l’idée de planches anatomiques qu’à celles d’écorchés mécaniques, les panneaux de Stefan Sagmeister (ill. 1) montrent des mots fondus dans le paysage dont l’arrangement compose une phrase critique sur le diktat publicitaire de la perfection.
Manifeste dans son intitulé même, la Biennale d’art contemporain en Seine-Saint-Denis ne cache pas ses intentions non seulement d’allier art et nature, pour la grandeur de l’un comme de l’autre, mais d’offrir à un public populaire – au sens le plus large qui soit – l’occasion d’une confrontation avec ce qui fait la force vive de la création aujourd’hui. Son intitulé d’« Art Grandeur Nature » n’est pas innocent de la force de slogan du discours médiatique contemporain : une façon de pirouette verbale qui justifie le thème retenu cette année !

L'exposition

« Art Grandeur Nature 2004 / Signes extérieurs », Biennale d’art contemporain en Seine-Saint-Denis », se tient du 15 mai au 17 octobre, tous les jours de 7 h à 21 h de mai à août, jusqu’à 20 h à partir de septembre. Entrée libre. Parc départemental de LA COURNEUVE (93), tél. 01 43 93 75 17.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°559 du 1 juin 2004, avec le titre suivant : Art Grandeur Nature

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