Art contemporain

Adel Abdessemed - Retour annoncé

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 22 février 2018 - 1971 mots

Discret ces derniers mois, l’artiste collectionné par les grandes fortunes de ce monde revient sur le devant de la scène à la faveur de deux expositions en Europe, au Grand-Hornu et à Lyon.

On l’a longtemps décrit comme l’enfant terrible de l’art. Celui qui venait déjouer les conventions, entre vidéos uppercut et « coup de tête », comme sa sculpture éponyme immortalisant Zidane en plein accès de rage, monumentale silhouette de bronze noire enlacée dans sa chute à celle du joueur de foot Materazzi, placée sur le parvis du Centre Pompidou pendant la rétrospective de l’artiste, fin 2012. Une œuvre emblématique des raccourcis volontiers opérés par Adel Abdessemed, entre imagerie populaire et référence néoclassique, entre cliché et citation, un œil sur l’actualité, un autre sur l’histoire de l’art, sans que l’on saisisse toujours très bien, dans ce strabisme, l’intention de l’auteur. « Je suis innocent », clamait à l’époque l’affiche de son exposition qui le représentait debout sur le trottoir, entouré de flammes, vision rappelant malencontreusement celle, tragique, de l’immolation par le feu en décembre 2010 d’un Tunisien dont le sacrifice allait provoquer les émeutes débouchant sur le « Printemps arabe ».
 

Au départ, la couverture d’une monographie de Rembrandt

Adel Abdessemed prétend aujourd’hui que ce rapprochement résultait d’un malentendu, que son montage photographique renvoie en fait à une phrase de Picabia. Pirouette ? Il se dirige droit vers un rayonnage de livres, trouve aussitôt l’ouvrage qu’il cherchait, puis la page annotée, et lit posément : « J’ai inventé le dadaïsme, ainsi qu’un homme met le feu autour de lui, au cours d’un incendie qui gagne, afin de ne pas être brûlé. » Lui dont la formule préférée, la devise presque, fut longtemps « À l’attaque » [éditions jrp|Ringier] a, cette fois, préparé sa défense. Sa précision sidère en tout cas au vu du désordre apparent de son atelier, au deuxième étage d’un immeuble parisien (investi à son retour de New York en 2010). L’espace, de la taille d’un bel appartement, est encombré par ses multiples travaux en cours, maquettes, dessins, prototypes divers. Ici, un néon est fiché dans la toiture d’un temple shintô grand comme une maison de poupée (préfigurant une installation conçue pour la prochaine Triennale d’Echigo-Tsumari, au Japon) ; là, des chats miniatures en peluche sont posés sur les rouages d’un mécanisme d’horlogerie, esquisse d’une œuvre à découvrir au MAC’s Grand-Hornu. Angela Merkel jeune, et nue, pose dans une version contemporaine des Trois Grâces. Il faut enjamber une pile écroulée de DVD pour atteindre, en louvoyant, un canapé affaissé mais confortable ; sur la table basse, à côté d’un cendrier encore plein, une main hospitalière a déposé une assiette de chocolats fins. Dans ce capharnaüm, il semble pourtant que les livres, qui occupent trois vastes pans de murs du sol au plafond, obéissent donc à une logique rigoureuse.

« Les livres, comme les images, étaient très rares, sourit-il lorsqu’on évoque sa jeunesse algérienne, près de Constantine. On en trouvait, d’occasion, vendus sur le trottoir. Je garde par exemple le souvenir des gravures illustrant un vieil exemplaire usagé de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. » Faute de musée, l’amitié nouée avec un peintre local lui tient lieu d’éveil à l’art. Quelques années plus tard, de passage à Oran, l’adolescent dépense toutes ses économies pour une monographie de Rembrandt dont l’image de couverture agit comme une épiphanie : « Une simple toile avec un peu de lumière, tout était là. J’ai toujours cet ouvrage, il a changé ma vie. »

Lyon, la ville où la légende commence

À 16 ans, souffrant, peut-être, de dyslexie et convaincu surtout de sa vocation, il quitte le lycée pour passer, avec succès, le concours de l’École des beaux-arts de Batna. Au programme, un enseignement académique dispensé par des professeurs dont certains, purs produits de la tradition soviétique, ont séjourné en URSS et parlent russe.

L’art n’a pas été un choix facile dans le contexte culturel qui était le sien : il en tire une certaine fierté tout en conservant de sa scolarité interrompue un léger complexe d’autodidacte. Lui qui revendique « l’instinct » s’est constitué en sujet d’une littérature savante. Et, du poète Adonis à Hélène Cixous, de Noam Chomsky à Julia Kristeva, Adel adore se frotter aux auteurs, dialoguer avec eux. Au risque, parfois, de la friction ; l’écrivain Kamel Daoud, invité à participer à la rédaction de son dernier catalogue d’exposition, a ainsi, à sa demande, dû revoir sa copie.

Car c’est le grand retour annoncé d’Adel Abdessemed. Certes, à Paris, on l’avait vu en solo show chez Yvon Lambert, pour la fermeture de la galerie en 2014, ou, fin 2016, dans le petit espace d’exposition de Cahiers d’art. Ses œuvres apparaissaient d’une biennale à une autre, comme à Venise, en 2015, mais depuis sa rétrospective au Centre Pompidou, il y a 5 ans, il avait tout de même un peu disparu des radars. La parution en 2015 aux éditions Koenig Books d’une somptueuse monographie, une somme couvrant, depuis 1988, près de trente ans de travail, achevait cette impression d’une période clôturée, de la fin d’un cycle. Or, le voici, en mars, au MAC Lyon et au Grand-Hornu : coup double.Lyon, c’est la ville où il a atterri en fuyant l’Algérie, la ville de ses débuts, qu’il met justement en scène au Musée d’art contemporain. L’Antidote, le bar où il fit, étudiant, la connaissance de sa femme Julie, donne son titre à l’exposition et y figure sous la forme d’une sculpture à l’échelle 1/2, meublée d’un mobilier placé en apesanteur par la magie d’une soufflerie. Il a orchestré là une évocation chaotique d’où ressort un sentiment de « merveilleux ».

Atmosphère plus plombante au troisième étage, entièrement investi par Schams (2013), immense composition immersive en argile. Dans un style qui n’est pas sans évoquer celui des fresques réalistes socialistes, l’installation, appelée à se pulvériser au fil des semaines, se veut une allusion directe au sort des ouvriers népalais ployant sous le labeur des chantiers du Qatar. « Son travail parvient à être à la fois frontal et subtil, estime cependant Thierry Raspail, directeur du musée et commissaire de l’exposition. Adel vise le générique, comme avec Printemps (2013), une vidéo coup de poing qui montre des coqs alignés en train de brûler : en 19 secondes, on a là l’image de tous les charniers à travers l’histoire. »

C’est à Lyon qu’Adel Abdessemed a commencé à forger sa propre légende : celle d’un étudiant des beaux-arts n’hésitant pas à se rendre en stop jusqu’à Colmar pour y contempler le Christ écorché du retable d’Issenheim – il lui inspirera bien plus tard les crucifiés en barbelés de Décor (2011-2012). Celle aussi de ce résilient qui danse de joie lorsqu’il reçoit, enfin, son avis de naturalisation française accompagné d’une lettre type de Jacques Chirac. Sur un rectangle de carton, il griffonne au stylo : « La naissance, 20 octobre 1999 de MohammedKarlpolpot ».

En 2004, cet énigmatique fétiche en papier figure dans son exposition « Le Citron et le Lait », au Mamco de Genève. Il retient l’attention du marchand d’art suisse Marc Blondeau. Le clou du parcours, c’est Habibi: un squelette de 21 m de long doté d’un rotor d’avion, spectaculairement suspendu dans les airs. Le Frac Champagne-Ardenne a été le premier à montrer cette pièce, dont la production a fait exploser son budget. Appelé en renfort, le Mamco voudrait la garder mais n’a pas les moyens de l’acheter. Marc Blondeau met une option pour son ami François (Pinault), qui ne donnera pas suite. Alors, dans un beau geste, le Suisse offre Habibi au Mamco. Et s’enquiert en échange du chiffon manuscrit MohammedKarlpolpot : qu’il aimerait le garder en souvenir. « Trois ou quatre mois passent, et puis un jour, Adel me fait connaître sa réponse en fixant un prix hallucinant », raconte Marc Blondeau, estomaqué par la prétention du jeune homme. Pourtant, comme dans les westerns, ce premier défi est l’amorce d’une longue complicité, scellée, « chez lui, autour d’un excellent couscous ».
 

Pour ou contre son travail, Adel Abdessemed divise

Marc Blondeau devient un des soutiens actifs de l’artiste émergent auquel il présente très vite, donc, cet autre grand collectionneur : François Pinault. Ce dernier, on le sait, va se porter acquéreur au fil du temps d’un nombre très important de ses œuvres. Le club des fidèles d’Abdessemed devient ainsi un club de millionnaires. C’est un des paradoxes de son parcours : en Algérien réfugié sur le sol français, il émeut et déclenche l’empathie, telle la critique d’art Élisabeth Lebovici qui lui consacre à l’été 2006 une série d’entretiens. En artiste star de la collection Pinault qui fait écraser des pastèques à Salma Hayek dans ses vidéos (Deep Stroke, 2014), il incarne les excès du marché et agace. Quand ses détracteurs fustigent son goût du « slogan visuel », ses partisans, comme Caroline Bourgeois, conservatrice auprès de la collection Pinault, assurent que son œuvre ne saurait se résumer à « de la provocation gratuite ».

Abdessemed fait débat. « Il y a des reproches adressés à son œuvre, je les entends, reconnaît Denis Gielen, directeur du MAC’s Grand-Hornu, où commence en mars l’exposition manifeste “Otchi Tchiornie”, mais je ne les comprends pas. Son travail est profond. En l’étudiant, j’ai découvert une équivoque, une poétique. » Une chose est sûre, avec une production aussi variée que prolifique, émaillée de pièces chocs comme Who’s Afraid of the Big Bad Wolf? (2011-2012), compression de six cents animaux taxidermisés aux exactes mesures de Guernica, Abdessemed est parvenu à se faire une place. En 2017, il occupait ainsi le 16e rang du classement Artindex France.

Il s’agit à présent pour lui non seulement de durer, mais de rebondir. Inconscient ou gonflé, il a en effet mis un terme à sa collaboration avec le puissant galeriste new-yorkais David Zwirner. Les artistes sont selon lui menacés de se muer en « fournisseurs, tout simplement », s’ils ne sont pas capables de reprendre leur indépendance quand bon leur semble. Après son départ de chez Kamel Mennour, c’est sa deuxième rupture médiatisée ; la Dvir Gallery, basée à Bruxelles et à Tel Aviv, reste seule à défendre son travail et à le représenter sur les foires et les salons.

Il est question, pourtant, qu’il intègre une grande galerie à New York. Lui se refuse à confirmer, bien qu’une partie des pièces présentées au Grand-Hornu aient semble-t-il été produites par un nouveau marchand. Se défendant de toute stratégie, il préfère parler de la difficulté à établir une relation de qualité avec un galeriste. Ce grand amateur de côte-rôtie – ah, ces arômes « de champignon, de terre, de bois, de fruits secs »… – est-il prêt à mettre de l’eau dans son vin ? À 47 ans, heureux père de quatre filles et, depuis 6 mois, d’un fils baptisé Axel, il revendique une passion intacte pour l’art. Et « une seule morale, qui (lui) vient de la rue : gagner ou perdre, on recommence toujours. »
 

« Adel Abdessemed, L’antidote »,
du 9 mars au 8 juillet 2018. Musée d’art contemporain, Cité internationale, 81, quai Charles-de-Gaulle, Lyon. Du mercredi au dimanche, de 11 h à 18 h. Tarifs : 4 et 8 €. www.mac-lyon.com
« Adel Abdessemed, Otchi Tchiornie »,
du 4 mars au 8 juillet 2018. Musée des Arts contemporains de la Fédération Wallonie-Bruxelles, site du Grand-Hornu, 82, rue Sainte-Louise, Hornu, Belgique. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h. Tarifs : 1, 25 à 8 €. www.mac-s.be
« Adel Abdessemed : Feux »,
à partir du 1er mars 2018. Galerie Dvir, 67, rue de la Régence, Bruxelles. Du mardi au vendredi, de 10 h 30 à 18 h 30, le samedi, de 12 h à 18 h 30. Entrée libre. www.dvirgallery.com

 

1971 Naissance à Constantine (Algérie)
1990-1994 Étudie à l’École des beaux-arts d’Alger
1998 Diplômé de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon
2003 Participation à la Biennale de Venise
2006  Nominé pour le Prix Marcel Duchamp
2012 Exposition personnelle « Je suis innocent » au Centre Pompidou
2018 Expositions personnelles au Musée d’art contemporain de Lyon et au Grand-Hornu en Belgique Vit et travaille à Paris

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°710 du 1 mars 2018, avec le titre suivant : Adel Abdessemed - Retour annoncé

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