Nomination

PORTRAIT

Zelfira Tregoulova, une équilibriste à la Tretiakov

Par Emmanuel Grynszpan, correspondant à Moscou · Le Journal des Arts

Le 29 novembre 2017 - 1127 mots

MOSCOU / RUSSIE

En augmentant considérablement la fréquentation du musée et les ressources privées, la directrice de la Galerie Tretiakov a gagné la confiance des autorités russes. Des voix critiques s’émeuvent toutefois d’une attitude trop complaisante à l’égard du pouvoir.

Moscou. La directrice de la Galerie Tretiakov frôle l’exploit : maintenir un lien entre un pouvoir ultra-conservateur et le monde de l’art contemporain. Reconnue pour sa compétence, sa détermination et son érudition, Zelfira Tregoulova entretient d’excellentes relations avec les autorités tout en conservant sa crédibilité auprès des critiques d’art, y compris ceux désapprouvant son approche idéologique. Sa gestion du musée, qui héberge l’une des plus formidables collections d’art russe, affiche une forte hausse tant de la fréquentation que du mécénat. Les partenariats internationaux se multiplient. Figure de compromis, Zelfira Tregoulova aurait pu faire l’unanimité si le contexte politique et culturel russe n’était pas écartelé entre l’instrumentalisation sordide des autorités et l’impérieuse soif de liberté du milieu artistique.

Âgée de 62 ans, cette brune menue au visage joufflu, souvent mangé par d’immenses lunettes surplombées par des sourcils noirs arc-boutés, conjugue modestie et autorité. Aux manettes de la Galerie Tretiakov depuis deux ans et demi, elle a profondément remanié la stratégie du musée. Pour effacer les soupçons de corruption, elle a supprimé le département d’expertise et interdit que soient menées des expertises privées dans ses murs. Des formules d’adhésion pour le public, auquel sont réservés des avantages, et des partenariats avec les mécènes ont permis d’accroître de 40 % l’autofinancement du musée. Les échanges avec les musées étrangers (la National Portrait Gallery et la Tate Gallery à Londres, le Centre Pompidou à Paris et la Pinacothèque du Vatican) se multiplient. Zelfira Tregoulova est aussi parvenue l’été dernier à convaincre les autorités de financer la très coûteuse reconstruction du gigantesque bâtiment de la « Nouvelle Tretiakov », qui rassemble les collections du XXe siècle à partir de l’avant-garde. Tous ses prédécesseurs s’étaient cassé les dents face au défi de la reconstruction.
 

Proximité avec le pouvoir

Des campagnes de publicité ont accompagné les grandes expositions populaires (« Valentin Serov », « Dégel », « Vladimir Aïvazovski », qui ont attiré chacune autour de un demi-million de visiteurs), ont porté la fréquentation annuelle de 1,4 à 2,3 millions de visiteurs entre 2014 et 2016. La Galerie Tretiakov s’est ainsi hissée au 23e rang mondial des musées sur le plan de la fréquentation. Ces expositions grand public sont remarquées et appuyées par le pouvoir. Le ministre de la Culture, Vladimir Medinski, et la vice-première ministre, Olga Golodets, apparaissent aux vernissages. Vladimir Medinski, qui ignore superbement les manifestations d’art contemporain, ne manque aucune ouverture de la Galerie Tretiakov et loue publiquement « l’efficacité » de Zelfira Tregoulova, citée en exemple devant les autres directeurs de musées. Elle colle au mieux avec les objectifs de la politique culturelle russe : une promotion maximale de l’art russe pour une ponction minimale sur le budget de l’État.

Cette proximité avec le pouvoir suscite des questions. La version numérique du journal d’investigation Sobesednik note qu’en 2013 Zelfira Tregoulova, alors directrice de l’agence Rosizo (centre d’État pour les expositions), octroie un juteux contrat à une société dont l’épouse de Vladimir Medinski est actionnaire. Mais c’est surtout l’idéologie sous-jacente aux expositions de la Tretiakov qui pose problème. Elle déclare ainsi sur le site colta.ru : « Nous nous efforçons de supprimer les préjugés, clichés et stéréotypes toujours très vivaces dans notre pays, que ce soit sur le flanc gauche ou droit. Je m’efforce toujours de présenter les phénomènes dans leurs nuances sans trancher entre noir et blanc, droite et gauche, rouges et blancs. Les expositions d’art datant de la seconde moitié du XXe siècle seront abordées hors du champ politique et des affiliations partisanes, sans préjugés, afin d’observer tout ce qui s’est passé comme dans un processus unique. »

Une position consensuelle mais qui prête flanc aux critiques dans un contexte de pressions croissantes sur l’art contemporain et sur la liberté d’expression. Car le désir d’aplanir les différences entre les Russes « blancs » et « rouges » épouse la ligne d’un Kremlin qui réclame l’unité populaire, réécrivant l’Histoire pour donner le beau rôle à l’État tout-puissant et infaillible. « Hormis ses vastes capacités organisationnelles, sa loyauté intelligente est l’une des raisons de la nomination de Tregoulova », estime le critique d’art Gleb Napreïenko.
 

Un soutien de l’art contemporain

La coercition extrême qu’a fait peser le soviétisme sur la création artistique a laissé de profondes cicatrices dans le monde de la culture un quart de siècle après sa disparition. Les efforts du Kremlin visant ces dernières années à renforcer le contrôle sur la culture ravivent les plaies. C’est pourquoi les efforts de Zelfira Tregoulova pour « dépolitiser » l’art russe irritent. Dans l’exposition « Dégel » (2017), les œuvres d’artistes officiels serviles sont placées sur le même plan que celles des artistes durement réprimés. Exemple frappant : dans le triptyque Secrets de l’abstractionnisme, de Fiodor Rechetnikov (1958), les peintres abstraits apparaissent sous la forme de singes et d’ânes devant lesquels s’extasient des bourgeois gras et emplumés ; l’exposition omet de rappeler que l’art contemporain était alors considéré comme « dégénéré » et traîné dans la boue par le pouvoir. Afin sans doute ne de pas aider le visiteur à tracer des parallèles désagréables entre le « dégel » khrouchtchevien et le poutinisme…

Selon la critique d’art Masha Kravtsova, « l’exposition “Romantisme réaliste” [en 2015] affichait déjà la couleur : une présentation glamour teintée d’idéologie, manière de réécrire l’Histoire en s’inscrivant confortablement dans le projet du pouvoir ». La critique note cependant que Zelfira Tregoulova est la seule personnalité officielle à avoir soutenu la 7e Biennale d’art contemporain de Moscou en l’hébergeant dans la Nouvelle Tretiakov.

La directrice trouve aussi grâce aux yeux du critique d’art Andreï Erofeïev, qui fut pourtant scandaleusement limogé de la Galerie Tretiakov en 2008. Erofeïev, qui n’a pas de mots assez durs envers le ministre Medinski, constate qu’elle « est la première directrice de la Tretiakov depuis les années 1930 à être réellement une spécialiste de l’art moderne, qu’elle aime, connaît et soutient ». D’après Erofeïev, « Zelfira Tregoulova est une femme courageuse. J’en veux pour preuve l’exposition de Leonid Sokov [artiste non officiel porté sur la satire du pouvoir] au printemps 2017. En même temps, elle est une personnalité officielle et ne peut pas ne pas suivre les indications venant du ministère de la Culture ou du Kremlin, d’autant que la Tretiakov est souvent visitée par les officiels ».

 

Parcours

1955
Naissance à Riga (Lettonie) dans une famille de Tatars travaillant dans l’industrie du cinéma.

1977
Décroche un diplôme de docteur en histoire de l’art à l’université de Moscou avec pour spécialité l’avant-garde russe.

1998
Dirige le département des relations et des expositions internationales du Musée Pouchkine de Moscou.

2002
Directrice adjointe du Musée du Kremlin, ce qui lui permettra de nouer des liens avec les dirigeants du pays.

2015
Nommée directrice de la Galerie Tretiakov, à Moscou.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°490 du 1 décembre 2017, avec le titre suivant : Zelfira Tregoulova, une équilibriste à la Tretiakov

Tous les articles dans Patrimoine

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque