Vingt-quatre ans d’art cubain

Le Journal des Arts

Le 19 novembre 2004 - 1528 mots

L’art cubain, jusque dans les années 1980 celui que l’on produisait dans l’île, se partage dorénavant entre un art « du dedans » et un art « du dehors ». Enquête sur une révolution artistique.

En décembre 1980 a lieu à La Havane une exposition qui, sous le titre « Volumen I », allait, sans tambours ni trompettes, changer le cours de l’histoire de l’art à Cuba. Cette manifestation insolite et transgressive est aujourd’hui unanimement considérée comme le fondement du « nouvel art cubain ». Flavio Garciandía, José Bedia, Ricardo Rodríguez Brey, Tomás Sánchez, Rogelio López Marín (Gory), Juan Francisco Elso, José Manuel Fors, Rubén Torres Llorca, Gustavo Pérez Monzón et Leandro Soto ont été les acteurs de cette rupture difficilement compréhensible si l’on n’en connaît pas les circonstances.

Le triomphe de la révolution cubaine en janvier 1959 entraîne un changement profond de la vie culturelle sur l’île, inaugurant le soutien de l’État. Cet appui se manifeste presque immédiatement par la création d’espaces, d’institutions et d’événements, mais surtout par la formation à travers un système d’enseignement artistique gratuit à la base de l’extraordinaire « boom » des années 1980. Arrive alors une nouvelle génération d’artistes, nés en majorité après la révolution, formés dans ces écoles, et dont les œuvres se nourrissent des langages et des pratiques amplement développés en Occident depuis les années 1960, principalement en rapport avec l’art conceptuel. La rénovation des arts plastiques, qui assument un rôle plus actif, critique et indépendant, entraîne celle de toute la culture cubaine.

Désacraliser le mythe
Les préoccupations sociales et la vocation critique apparaissent en effet comme l’un des traits les plus marquants du nouvel art cubain, en particulier pour le groupe Arte Calle (Art Rue), dont les happenings et les performances se transforment en de véritables manifestations de rue. Ce courant se caractérise aussi fortement par un questionnement de l’identité nationale et de ses racines afro-cubaines, dont on remet à jour à la fois les contenus (mythes, légendes, traditions) et les formes (rituels). Les œuvres de José Bedia, Ricardo Rodríguez Brey ou Juan Francisco Elso font à ce titre figure de paradigme. L’art contemporain sait aussi préserver une des constantes de l’identité cubaine, le sens de l’humour ; il a souvent recours à la satire et à l’ironie pour désacraliser la mythologie révolutionnaire. C’est le cas notamment de Lázaro Saavedra et du groupe Puré (Purée en français), ou d’Antonio Eligio Fernández (Tonel).

Tout ceci advient dans un contexte assez compliqué qualifié de « période spéciale en tant de paix », marquée par la crise politique, économique et sociale la plus aiguë que Cuba ait connue.
L’intérêt médiatique provoqué par ce phénomène, et sa capacité à témoigner des « succès de la Révolution » sur le terrain de la culture, favorisent alors un climat de plus grande flexibilité et de tolérance vis-à-vis des artistes. Beaucoup vont et viennent dans le pays, certains résident temporairement à l’étranger tout en maintenant des contacts dans l’île, d’autres l’abandonnent définitivement. Les échanges avec l’extérieur entraînent une révision des schémas antérieurs : l’art cubain, jusque-là celui qu’on produisait dans l’île, se partage dorénavant entre un art « du dedans » et un art « du dehors ».

Vide critique
Entre les décennies 1980 et 1990, de nouveaux noms et de nouvelles pratiques s’incorporent à ce mouvement. Sandra Ramos, Fernando Rodríguez, Belkis Ayón, Abel Barroso, Yaquelín Brito, Yamilis Brito, René Peña, Carlos Estévez, Luis Gómez, Saidel Brito, Carlos Garaicoa, Esterio Segura, José Angel Vincench, Aimee García, Rocío García, Douglas Pérez, Rubén Alpízar, Elsa Mora ou Agustín Bejarano comptent parmi les artistes participant aux multiples expositions qui, dans ces années-là, font connaître l’art cubain à travers le monde. L’une de ces manifestations joue un grand rôle dans la promotion des jeunes artistes cubains en Europe : il s’agit de « Kuba O.K. », présentée en 1990 à la Kunsthalle de Düsseldorf et acquise dans sa quasi-totalité par le collectionneur Peter Ludwig, qui devient dès lors l’un des principaux mécènes du nouvel art cubain.

L’insertion des artistes dans le marché de l’art – phénomène jusque-là quasi inexistant à Cuba – produit des effets contradictoires sur la création. La plupart des spécialistes signalent un abandon progressif de l’attitude critique au cours de la dernière décennie du siècle. Si précédemment, les artistes aspiraient à changer la société, désormais ils s’y adaptent. On constate un déplacement vers la sphère privée, une prédominance du vécu individuel sur l’expérience collective. Sur le plan formel, bien que les pratiques précédentes ne soient pas totalement délaissées, l’installation et l’objet prévalent, conformément aux critères de l’art international. Au début du nouveau siècle, ce vide critique s’est accentué, jusqu’à aboutir à ce que la critique d’art Elvia Rosa Castro qualifie d’« esthétique on line ».

Malgré tout, l’art cubain se porte encore bien. Les artistes sont productifs et porteurs de leur culture, conjuguant tradition et innovation, cultivant l’habileté formelle (le paradigme esthétique) et l’expérimentation des supports les plus récents. C’est ce qu’on a pu constater lors de la dernière Biennale de La Havane, véritable vitrine pour ces artistes.

Symbole et allégorie
Alexis Leyva Machado, dit « Kcho », est sans doute l’artiste le plus en vue de sa génération : certaines de ses œuvres sont exposées au MoMA de New York depuis plusieurs années déjà ; il est souvent invité aux États-Unis et ailleurs, il a participé à la Biennale de Venise (1999) et a exposé en France en 2000 au Centre de création contemporaine (CCC), à Tours, à la suite d’une résidence à l’Atelier Calder à Saché (Indre-et-Loire). La sculpture, l’objet et l’installation sont les médiums d’une œuvre à fort contenu symbolique et d’un grand attrait visuel. Ses barques, rames et voiles ont constitué une allégorie de l’émigration cubaine, en pleine crise des « balseros » (1).

Carlos Garaicoa (La Havane, 1967), bien connu lui aussi sur le plan international, a beaucoup exposé aux États-Unis, au Canada et en Europe – notamment à la Documenta 11, à Cassel. Son œuvre, l’une des plus suggestives de la scène cubaine, s’articule autour d’un thème presque unique : la ville, avec laquelle il instaure un dialogue à travers la photographie, le dessin d’architecture, la vidéo ou les interventions publiques.

Le cas de la performer Tania Bruguera (Biennale de Venise 2001, Documenta 11) est quant à lui singulier. Dans la continuité d’Ana Mendieta, qu’elle cite parfois directement, l’artiste explore le sens du rituel et exprime la recherche permanente d’une identité à la fois anthropologique, sociale et individuelle.

L’un des plus intéressants, parmi les rares projets collectifs, est celui de Los Carpinteros (Les Charpentiers), groupe fondé en 1990 par Dagoberto Rodríguez, Marcos Castillo et Alexandre Arrechea, et défendu aujourd’hui par les deux premiers. Ceux-ci ont axé leur investigation sur le processus artisanal de l’œuvre d’art. Ils utilisent les techniques propres aux métiers de tradition populaire comme la charpenterie ou l’ébénisterie, en y englobant le design, la peinture ou la sculpture.

« Anthropologie plasticienne»
Les artistes qui vivent et travaillent à l’étranger se plaignent souvent de leur manque de visibilité au regard de la critique internationale, comme de leur difficulté d’accès aux circuits de promotion et de commercialisation qui favorisent les artistes de l’intérieur. Il en va ainsi même pour ceux qui firent partie de la « diaspora » des années 1990 et jouèrent un rôle actif dans ce mouvement. On ne sait rien à Cuba, ou bien peu, d’artistes vivant aux États-Unis tels que Tomás Esson, Luis Cruz Azaceta, Miguel Padura, Ernesto Pujol, Arturo Cuenca, Segundo Planes, Ana Albertina Delgado, Rubén Torres-LLorca ou Tomás Sánchez, entre autres ; ou de ceux qui vivent dans différents pays d’Europe : Juan Pablo Ballester, Armando Mariño, Pedro Alvarez, Bárbaro Miyares, Tanya Angulo, Yaquelín Abdalá, Moisés Finalé… José Bedia, qui vit actuellement à Miami et dont la singularité fait de lui une référence obligée de l’art contemporain cubain, incarne une exception à la règle. Accueilli lui aussi à la Biennale de Venise (1990), son travail se définit par l’investigation, à partir de fondements conceptuels, du monde mythique et religieux des cultures afro-indo-américaines, ce qui a valu à sa pratique l’étiquette d’« anthropologie plasticienne ».

Il semble cependant que cette tendance à l’exclusion ait actuellement moins cours. Si dans le passé, ceux de l’intérieur comme ceux du « dehors » s’attribuaient la paternité de l’art cubain, il apparaît aujourd’hui clairement que celui-ci ne possède pas de limites géographiques déterminées. Et ceci non seulement à cause de la dispersion de ses protagonistes, mais aussi parce qu’il est difficile de fixer les règles qui définiraient une scène créative aussi plurielle que mondialisée. C’est peut-être pour cette raison que des artistes de l’intérieur et de l’extérieur exposent ensemble de plus en plus souvent, réunis sous le seul critère de la qualité des œuvres.

Vingt-quatre ans après le grand effort rénovateur des années 1980, l’art cubain connaît encore de multiples interrogations restant sans réponse. En avril 2003, a eu lieu à la Galerie Habana, à Cuba, une exposition révélatrice de cette situation. « Sentido Común » (Sens commun) a mis en effet le doigt sur quelques-unes de ces questions, parmi lesquelles la position de l’art cubain face aux nombreux impératifs qui pèsent sur lui. Saura-t-il préserver son autonomie 

Note

(1) boat people cubains sur bouée.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°203 du 19 novembre 2004, avec le titre suivant : Vingt-quatre ans d’art cubain

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