Art moderne

Van Gogh, les mots dits d’Artaud et co

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 19 février 2014 - 1354 mots

Pour avoir traîné sa misère et sa folie, Van Gogh aurait été maudit. Or cette malédiction présumée ne fut-elle pas son assomption ? Ne procède-t-elle pas d’une construction symbolique, où l’imaginaire concurrence le réel, où les mots le disputent aux maux ?

La vie de Vincent van Gogh (1853-1890), il est donné de la connaître comme peu d’autres. En raison de sa brièveté, évidemment. En raison des lettres échangées qui, toutes, émaillent une vie de déconvenues, certes, mais aussi de griseries. 902 lettres comme autant de suaires, quand le visage du génie imprima la fibre du papier. En raison, enfin, de la quantité vertigineuse d’études – articles, thèses, ouvrages – qui lui furent consacrées et dont on estima récemment le nombre, pour la seule période précédant la Seconde Guerre mondiale, à 671. Un nombre d’autant plus étourdissant que les publications ressortissant à l’analyse esthétique furent bien plus rares que celles appartenant au genre biographique. Déjà.

Le déclassé, l’indompté
Au chevet de Van Gogh, tout le monde s’est penché. Pour peindre une chambre claustrée, sans perspective – linéaire et mentale –, l’artiste dut être instable, à l’image de ce sol sur lequel glissent les meubles comme la raison (La Chambre de Van Gogh à Arles, 1889). Pour figurer ces oiseaux de malheur sur ce champ de batailles, Artaud ne put pas se « résoudre à croire que Van Gogh eût peint un tableau de plus ». Cliniquement, socialement, sentimentalement, le peintre aurait été un déclassé incapable de rentrer dans le rang, un marginal indompté que le centre répugne, sauf à y planter les flèches de son talent. Et si tout le monde a ausculté le corps du martyr, d’aucuns entendent encore révéler l’irrévélable, découvrir l’invraisemblable, qu’il s’agisse de discuter éternellement la mort du Hollandais ou de dresser – le titre de l’ouvrage est délicieux – la Psychologie d’un génie incompris (François-Bernard Michel, Odile Jacob, 2013). Car, comme cela fut le cas pour Caravage et Rimbaud, plus l’artiste maudit est éclairé, plus les ombres interstitielles sont commentées. Et fantasmées.
Or, et la sociologue Nathalie Heinich le rappela dans un ouvrage décisif (La Gloire de Van Gogh, essai d’anthropologie de l’admiration, 1991), le peintre des Lauriers-roses (1888) connut une certaine reconnaissance, y compris de son vivant, fit l’objet ici d’un article d’Aurier dans Le Mercure de France (1890), là de l’admiration inconditionnelle de Monet, et ce jusqu’à devenir une signature plébiscitée par les amateurs parisiens. Maudit, Van Gogh le devint plus qu’il ne le fut. La malédiction fut essentiellement une construction symbolique où le réel et l’imaginaire se conjuguent selon une manière significative des processus d’héroïsation. Et de béatification.

Le fou, le saint
À compter de sa mort, Van Gogh fut étudié non comme un artiste, mais comme un cas. Chosifié son talent, pétrifiée sa vie. Le Hollandais appartenait autant à l’histoire de l’art qu’à la science, la psychiatrie et la littérature, il donnait à comprendre exemplairement les mécanismes mystérieux de l’âme et du corps. Étudier son cas, et le résoudre, permettait de pénétrer plus avant la nature humaine, quoique par son versant excessif. Van Gogh devenait l’exemple incontournable, celui par lequel pouvaient enfin dialoguer les intellectuels, véritable pierre de Rosette des sciences sociales et positives.
Apatride, pauvre, psychiquement fragile et mort prématurément, l’artiste recouvrait tout à la fois les figures majuscules de l’Exilé, de l’Indigent, du Fou et du Martyr, toute la polysémie du Proscrit, autrement dit – car syllogisme il y eut – du Génie. Mémorable, car d’une ampleur inégalée, l’exposition parisienne que René Huyghe consacra à Van Gogh en 1937, parallèlement à l’Exposition universelle, scella définitivement le destin de l’artiste maudit. Pour la première fois, un musée n’abritait plus de seules œuvres, il hébergeait également des documents, parmi lesquels un rapport rédigé en 1879 par des évangélistes belges sur la conduite du peintre. Pour la première fois, la relique fétichiste faisait irruption sur la scène primitive de l’art, mettait au jour des pulsions, dessinait le génotype du créateur pathologique, du héros bafoué, du saint martyrisé.

Le génie, le suicidé
Significativement, c’est de cette exposition, présentée en 1937 dans l’actuel Palais de Tokyo, qu’Antonin Artaud sortit bouleversé, traversé par une intime conviction : celle de l’excommunication de Van Gogh, ce « génie incompris dont l’idée qui luisait dans sa tête fit peur, et qui n’a pu trouver que dans le délire une issue aux étranglements que lui avait préparés la vie ». C’est cette malédiction, ainsi racontée et spectacularisée, que retint Artaud, certain de trouver dans ce supplicié un autre hère, un camarade d’infortune dans ce grand théâtre de la cruauté qu’était le monde, abominablement conformiste. Ce fut ce même Van Gogh, maudit d’entre les maudits, que décrivit Irving Stone dans son édifiante biographie (1934), magistralement adaptée par Vincente Minnelli (1956). Ce fut ce même Van Gogh, « suicidé de la société », que Martin Scorsese, dans un film d’Akira Kurosawa, interpréta avec pour texte ces quelques mots : « Je me suis coupé l’oreille car je n’arrivais pas à la peindre » (Rêves, 1990).
Le Hollandais, mort de n’avoir pas été entendu, d’avoir crié la vérité à de sourdes oreilles, devenait le parangon de la malédiction, l’artiste fou d’avoir été contre tout et contre tous, le génie que l’on enferme, que l’on réprime et que l’on suicide. Soleil noir sur un champ de blé, astre saturnien formant constellation avec l’étincelle Camille Claudel. Georges Bataille l’exprima avec force lucidité : « Peut-on même affirmer que dans les conditions présentes, l’art soit le seul responsable d’un bruit de foule dans les salles d’une exposition ? Ce n’est pas à l’histoire de l’art, c’est au mythe ensanglanté de notre existence qu’appartient Vincent van Gogh. » Mots dits, donc.

« Vincent van Gogh / Antonin Artaud. Le suicidé de la société »
du 11 mars au 6 juillet. Musée d’Orsay. Ouvert du mardi au dimanche de 9 h 30 à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h 45. Tarifs : 11 et 8,50 €. Commissaires : Guy Cogeval et Isabelle Cahn.
www.musee-orsay.fr

« Gauguin : Metamorphoses »
du 8 mars au 8 juin. MoMA, New York (États-Unis). Ouvert du lundi au dimanche de 10 h 30 à 17 h 30. Nocturne le vendredi jusqu’à 20 h Tarifs : 18,30 et 10 €. Commissaires : Starr Figura et Lotte Johnson.
www.moma.org

« Van Gogh Repetitions »
du 2 mars au 26 mai. The Cleveland Museum of Art (États-Unis). Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 17 h. Nocturne le mercredi et le vendredi jusqu’à 21 h. Commissaires : Eliza Rathbone et Elizabeth Steele.
www.clevelandart.org

« Staël, la figure à nu, 1951-1955 »
du 17 mai au 7 septembre. Musée Picasso à Antibes. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 12 h et de 14 h à 18 h. Tarifs : 6 et 3 €. Commissaire : Jean-Louis Andral. www.antibes-juanlespins.com

Gauguin, l’exilé volontaire

Lieutenant dans la marine, puis agent de change à la Bourse, Gauguin (1848-1903) renonça tôt au confort moderne et au conformisme bourgeois pour rejoindre la peinture, plus âpre et plus libre. La présente exposition du MoMA atteste sa ferveur créatrice et sa volonté de briser les dogmes, de quitter les rivages du connu et, donc, de l’Europe. Pour avoir déserté l’aisance et la stabilité, au profit de la précarité et de l’incertain, Gauguin fut moins un maudit à son corps défendant qu’un exilé volontaire. Pas tant martyr et victime qu’anachorète et insurgé…

Nicolas de Staël, le mythe d’Icare

Le 16 mars 1955, Nicolas de Staël, 41 ans, se jette de la fenêtre de sa villa d’Antibes. Il est alors au sommet de la gloire. Mais son suicide fait entrer ce « prince foudroyé » (pour reprendre le titre de la très belle biographie de Laurent Greilsamer) dans la légende des maudits. D’autant plus que son histoire, romanesque, est marquée par le drame. Aristocrate russe obligé de fuir son pays en 1917, orphelin très jeune dans un pays qui n’est pas le sien, cet artiste en quête d’absolu peindra contre vents et marées, malgré le doute, la pauvreté, le deuil de sa femme… Jusqu’à ce que la gloire, peut-être, lui brûle les ailes.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°666 du 1 mars 2014, avec le titre suivant : Van Gogh, les mots dits d’Artaud et co

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